Les déchets, talon d’Achille du nucléaire
En tant que membre de l’OPECST, j’ai été corapporteur pour l’évaluation du 5ème plan national de gestion des déchets et matières radioactives (PNGMDR). A cette occasion, je me suis penché sur l’épineuse question des déchets nucléaires. Les décisions à ce sujet doivent se prendre à la lueur des données techniques et scientifiques : cette note de blog revient sur ces enjeux cruciaux.
De quoi parle-t-on ?
Les trois quarts de l’électricité produite en France proviennent des 56 réacteurs nucléaires qui équipent les 19 centrales d’EDF. Chacun de ces réacteurs produit de la chaleur qui est transformée en électricité. Cette chaleur est générée par les fissions et les réactions en chaîne qui se produisent dans le combustible nucléaire essentiellement constitué par des atomes d’uranium.
Les fissions qui se produisent ainsi dans les réacteurs créent des « produits de fission » et d’autres éléments dont l’activité radioactive est très élevée. Dans toutes les étapes de la « vie du combustible » des réacteurs nucléaires se manifeste la présence de la radioactivité.
La radioactivité présentant un risque pour la santé et l’environnement, les matières et déchets radioactifs font l’objet d’une gestion spécifique, sous la direction de l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). On distingue différents types de matières et de déchets radioactifs.
Les différentes formes de l’uranium
L’uranium naturel est un métal radioactif naturellement présent dans certaines roches sous forme de minerai. Il est extrait de la mine, traité et mis sous forme d’un concentré solide d’uranium appelé « Yellow Cake ». Aujourd’hui, la totalité de l’uranium que nous utilisons provient de l’étranger, essentiellement du Kazakhstan, de l’Australie, du Niger et d’Ouzbékistan.
L’uranium naturel enrichi, est lui obtenu en augmentant la concentration en uranium 235 de l’uranium naturel. Il sert à la fabrication des combustibles pour la plupart des réacteurs nucléaires. L’enrichissement permet de diminuer la masse du réacteur, parce que son chargement demande en conséquence moins d’uranium.
Une fois enrichi, l’uranium est transformé en poudre noire. Comprimée et cuite au four, elle donne des petits cylindres d’environ 7 g et de 1 cm de long, appelés pastilles. Les pastilles sont enfilées dans des tubes en métal de 4 m de long dont les extrémités sont bouchées, pour constituer ce que l’on appelle des crayons. Ces crayons sont regroupés par lots dans des assemblages combustibles. Ces assemblages sont placés dans le cœur du réacteur pour le faire fonctionner.
L’uranium appauvri, qui est obtenu lors du procédé d’enrichissement de l’uranium naturel, est transformé en matière solide, sous la forme d’une poudre noire. Il est utilisé pour la fabrication de combustibles à base d’oxyde mixte d’uranium et de plutonium (MOX).
L’uranium de retraitement (URT) est récupéré lors du retraitement des combustibles usés et il peut aussi servir à la fabrication de nouveaux combustibles.
Le retraitement du combustible nucléaire usé regroupe plusieurs procédés mécaniques et chimiques de traitement du combustible nucléaire après son utilisation en réacteur. Le traitement du combustible usé permet de séparer des éléments potentiellement réutilisables tels que l’uranium et le plutonium, mais également les « actinides mineurs », des produits de fission contenus dans le combustible nucléaire irradié. Fin 2020, le groupe ORANO (anciennement AREVA) a signé un contrat avec l’entreprise russe Rosatom pour lui fournir 1 150 tonnes d’uranium recyclé. L’uranium envoyé en Russie en plusieurs transports a été converti puis ré-enrichi dans la seule usine au monde maîtrisant ce procédé, afin de fabriquer du combustible pour les réacteurs russes.
Le plutonium est un élément radioactif totalement artificiel généré par le fonctionnement des réacteurs nucléaires. Il est récupéré au même titre que l’uranium lors du retraitement des combustibles usés. Il est ensuite utilisé dans la fabrication de combustibles à base d’oxyde mixte d’uranium et de plutonium (MOX).
Ne sont considérés comme déchets radioactifs que les substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou envisagée. Mais la distinction entre déchets et matières radioactives est très discutable.
Près de 60% des déchets proviennent de l’industrie nucléaire, 27% de la recherche, 9% du secteur militaire. La gestion de ces déchets dépend du niveau de radioactivité et de la période d’activité.
La période radioactive représente le temps nécessaire pour que l’activité initiale d’une quantité d’un radionucléide donné soit divisée par deux. On distingue (i) les déchets dits à vie très courte (période radioactive< 100 jours), (ii) les déchets dits à vie courte dont la période radioactive est inférieure à 31 ans, (iii) les déchets dits à vie longue dont la période radioactive est supérieure à 31 ans.
Le niveau d’activité correspond lui au nombre de désintégrations de noyaux qui se produisent par seconde. Ainsi on distingue des déchets radioactifs de très faible activité (TFA) lorsque leur activité est inférieure à 100 becquerels (Bq)1 par gramme, de faible activité (VA), lorsque leur activité est comprise entre quelques centaines de becquerels par gramme et un million de becquerels par gramme, moyenne activité (MA) lorsque leur activité est de l’ordre d’un million à un milliard de becquerels par gramme, de haute activité (HA) lorsque leur activité est de l’ordre de plusieurs milliards de becquerels par gramme.
Pourquoi la radioactivité est-elle dangereuse ?
Le syndrome d’irradiation aiguë est systématiquement observé au-delà d’une certaine dose (>2 Gy). Cela peut arriver en cas de contacts accidentels de quelques heures avec des déchets ou des matières radioactives de haute activité. En général la mort est inéluctable. Donc la manipulation et la durée de vie des matières ou déchets à haute activité est un vrai sujet grave.
Les autres types de déchets peuvent aussi contaminer l’environnement et s’accumuler dans les tissus vivants par bioaccumulation2, comme n’importe quel autre polluant. Cette contamination plus diffuse peut être incorporée dans notre alimentation et induire une exposition à long terme aux radionucléides, qui sont potentiellement cancérigènes. Par exemple, le chemin de la Pierre des fées dans le massif des Bois-Noirs, est pollué par du minerai radioactif issu de l’ancienne mine d’uranium, située à quelques kilomètres3. L’exposition du randonneur est certes faible, mais imaginons que nous consommions des champignons de cette zone ou qu’un enfant collectionne les cailloux de ce chemin de randonnée et les conserve dans sa chambre près de son lit…
Le stockage
Pour toutes ces raisons, le stockage des matières et déchets radioactifs est une question importante pour les isoler de l’homme et de son environnement. La France a fait le choix de les gérer de différentes manières, selon leur radioactivité et leur durée de vie.
Le stockage en surface est privilégié pour les déchets de très faible activité (TFA) et de faible et moyenne activité, principalement à vie courte (FMA-VC). Ils sont réalisés sur deux centres situés dans l’Aube (Soulaines et Morvilliers) et un dans la Manche actuellement en phase de fermeture. Ces déchets y sont stockés dans des fûts en béton. Du béton est coulé par-dessus et les fûts empilés les uns sur les autres sont encore couverts d’une chape de béton. Il faudra 30 ans pour que ces déchets perdent la moitié de leur radioactivité et 300 ans pour qu’ils deviennent inoffensifs.
Les déchets de faible activité à vie longue (FA-VL) devraient être stockés à faible profondeur et les déchets de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) devraient être stockés dans des couches géologiques profondes à CIGEO.
Concernant les matières radioactives, selon l’ANDRA, il y aurait en France, 65t de plutonium soit 13% du stock mondial – tout de même ! – sachant que l’équivalent de 12 kg serait suffisant pour faire une bombe nucléaire. L’ANDRA recense aussi 3290t d’uranium enrichi, 324 000t d’uranium appauvri, 75 000t d’autres types d’uranium, et 19 600 t d’autres combustibles. Concernant les déchets, toujours selon l’ANDRA, il y a 4 318 m3 de déchets HA localisés sur 9 sites essentiellement à la Hague, 39 535 m3 de MA-VL localisés sur 350 sites, 103 163 m3 de FA-VL sur 190 sites, 981 374 m3 de FMA-VC sur 2392 sites et 632 690 m3 de TFA sur 1719 sites. Les volumes sont donc importants et la dissémination sur le territoire est forte.
De plus l’ensemble du cycle de retraitement et de gestion des déchets est très complexe (voir figure 1), avec donc une multiplicité de stockages intermédiaires, notamment pour « refroidir » le combustible. En effet, les pastilles de combustible vont séjourner entre 4 et 5 ans dans le réacteur.
Au fil du temps, elles vont s’épuiser en uranium 235 et devront être remplacées. Cette opération s’effectue dans l’eau, car elle permet de piéger les rayonnements radioactifs. Le combustible usé reste ensuite pendant 3 ans en piscine de refroidissement, le temps de perdre peu à peu une partie de sa radioactivité et de sa chaleur.
On comprend donc l’énergie déployée par l’industrie nucléaire pour enfouir les déchets les plus radioactifs à CIGEO pour mieux enterrer le problème de la gestion de ces déchets encombrants.
Le PNGMDR : un progrès, mais beaucoup d’angles morts
Le Plan National de Gestion des Matières et Déchets radioactifs est un acquis pour tous les acteurs. Il permet de faire le point sur la situation. Comme l’acceptabilité du nucléaire est un vrai problème pour cette énergie, cet effort de transparence est bienvenu. Néanmoins, la lecture du document et les auditions m’ont permis de lister un certain nombre de problèmes et d’angles morts.
Tout d’abord, on se rend compte que le PNGMDR est conditionné par la politique énergétique, mais qu’en aucun cas les problèmes et les limites concernant la gestion des déchets ne sont pris en compte dans la relance du nucléaire.
D’ailleurs, le PNGMDR que nous avons étudié ne tient pas compte de cette relance et part sur une hypothèse de 50% d’énergie nucléaire dans le mix énergétique à l’horizon 2035, qui figurait dans le Plan Pluriannuel de l’énergie (PPE) de 2020.
C’est un rapport complet et précis, mais qui ne donne aucune vision des grands problèmes et des enjeux que pose la gestion des déchets radioactifs. Le PNGMDR comporte de nombreux angles morts.
Il manque une vision claire des flux actuels et futurs, des stocks présents et des capacités en fonction des différents scénarios. Par conséquent, rien n’est dit sur l’embolisation probable de toute la chaîne de gestion des déchets et du retraitement avec la relance du nucléaire souhaitée par l’exécutif.
La stratégie de retraitement française n’est pas du tout questionnée. Le retraitement complexifie la gestion des déchets et au final génère davantage de types de déchets nucléaires. A l’origine, ce retraitement permettait surtout d’alimenter en plutonium la filière du nucléaire militaire. Mais aujourd’hui sa seule justification est l’idée qu’avec la 4ème génération de réacteurs, nous pourrions utiliser les combustibles issus du retraitement et fermer le cycle du combustible. Néanmoins, les essais passés se sont soldés par les échecs de Superphénix4 et d’Astrid5. On peut se demander s’il ne vaut pas mieux s’aligner sur la stratégie des autres pays, comme les USA qui ne retraitent pas leurs déchets.
Ensuite, le PNGMDR ne discute pas suffisamment des problèmes de saturation des piscines à la Hague. Pour l’instant il a été décidé de réduire l’espace entre les barres de combustible et d’augmenter la densité, ce qui n’est pas sans risque. Il a déjà été annoncé qu’une nouvelle installation serait construite, mais seulement plusieurs années après la saturation complète du site. On peut se questionner sur l’impact de la relance du nucléaire sur la saturation de la Hague, un des sites les plus nucléarisés au monde. Le site rejette dans le Raz Blanchard des effluents radioactifs issus des procédés de traitement des combustibles usés. Les rejets sont encadrés par des autorisations spécifiques, mais PNGMDR ne traite pas des problèmes de ces rejets.
Les capacités de stockages sont aussi limitées pour les autres types de déchets. Par exemple, pour les TFA au CIRES, nous atteignons déjà 396 000 m3 sur capacité de 650 000 m3, alors que le volume attendu est de 2,2 millions m3 à la fin du démantèlement des installations existantes. Le site devrait être à saturation des 2028.
Les questions des conditions de l’extraction du combustible dans les pays producteurs et du transport des matières et déchets radioactifs sont totalement absentes de la réflexion. A Arlit, dans le Sahara nigérien, 20 millions de tonnes de déchets radioactifs produits pendant plus de 40 ans par AREVA (devenu ORANO) sont entreposées à l’air libre6.
Enfin, le choix du stockage en couche géologique profonde (le projet CIGEO) est bien défendu dans le document. Mais le développement des autres alternatives, notamment l’entreposage en surface et la recherche sur la transmutation, n’est pas du tout discuté. La question de la récupérabilité des colis demeure très théorique et la faisabilité de la réversibilité du projet, pourtant inscrite dans la loi est remise en question par le PNGMDR. La spécificité des colis de déchets bituminés n’est pas explicitée dans le PNGMDR, alors même que les risques spécifiques à ces colis de déchets bitumés sont bien connus : ils concernent l’inflammation de la matrice bitume du fait de la réactivité chimique des colis, qui pourrait conduire à la dissémination de substances radioactives. Nous allons nous lancer dans un projet industriel gigantesque unique au monde dont la durée de construction devrait s’étaler sur près de deux siècles sans avoir réalisé au préalable un prototype, comme dans toute activité industrielle.
Communication ou information ?
Ce qui m’est apparu clairement dans l’analyse de ce dossier, c’est que les éléments pour se faire un avis sont très difficiles à obtenir pour le législateur et encore plus pour les citoyens. Une des raisons c’est que de nombreux acteurs sont privés comme EDF et Orano et ont des intérêts financiers énormes. On peut imaginer que CIGEO drainera aussi des marchés publics avec des montants très importants pour les entreprises du bâtiment. La communication remplace donc l’information.
Une piste pour avoir des débats éclairants : organiser des débats contradictoires avec des acteurs fiables qui se respectent et surtout refonder un vrai service public de l’énergie fonctionnant démocratiquement, avec des fonctionnaires indépendants qui peuvent ainsi donner des éléments fiables aux citoyens et au législateur. Hélas, aujourd’hui encore l’opacité qui a accompagné le nucléaire civil à ses débuts, du fait de ses liens structurels avec le nucléaire militaire, demeure toujours forte.
De la sortie du nucléaire
Je reste convaincu que l’impossible gestion des déchets et les risques d’accident plaident pour une sortie progressive de l’énergie nucléaire. D’autres alternatives sont possibles notamment une plus grande sobriété matérielle de nos sociétés et 100% d’énergie renouvelable. Mais ces scénarios ne sont possibles que si nous sortons de la logique d’accumulation mortifère du capital et des inégalités sociales qu’elle génère. C’est possible, c’est le pari que je fais dans mon livre « le Capital c’est nous».
1 Trois unités sont fréquemment utilisées dans le domaine du nucléaire : le becquerel (Bq), le gray (Gy) et le sievert (Sv). Le becquerel (Bq) mesure l’activité (nombre de désintégration par seconde) de la matière radioactive. Anciennement, l’unité de mesure utilisée était le curie (Ci). Un curie (1 Ci) équivaut à 3,7.1010 Bq. On utilise communément le GBq : gigabecquerel ou milliard de Bq). De son côté, le gray (Gy) mesure la dose physiquement « absorbée » par la matière. Elle représente l’énergie absorbée par un kilogramme exposé à un rayonnement ionisant apportant une énergie d’1 joule : 1 Gy = 1 J/kg. Anciennement, l’unité de mesure utilisée était le rad (1 gray = 100 rad). Enfin, le sievert (Sv) est l’unité de mesure des doses équivalente et efficace, qui permet d’évaluer l’impact du rayonnement sur la matière vivante. Ainsi peut-on comparer l’effet d’une même dose délivrée par des rayonnements de nature différente à l’organisme entier, des organes ou des tissus qui n’ont pas la même sensibilité aux rayonnements. Anciennement, l’unité de mesure utilisée était le rem (1 rem = 0,01 Sv).
2 La bioaccumulation désigne le mécanisme par lequel certains organismes (végétaux, animaux, champignons) à absorbent et concentrent dans certaines parties de leur organisme (vivante ou inerte) certaines substances chimiques, éventuellement rares dans l’environnement.
3 https://actu.fr/auvergne-rhone-alpes/saint-priest-la-prugne_42276/un-chemin-contamine-par-des-dechets-radioactifs-dans-un-parc-naturel-d-auvergne_60524364.html
4 Superphénix était un réacteur nucléaire rapide de type surgénérateur refroidi au sodium. Il a été conçu pour être un réacteur de production d’électricité utilisant le plutonium ou du MOX comme combustible. La construction de Superphénix a commencé dans les années 1970 à Creys-Malville. Le réacteur Superphénix a connu des retards de construction et des controverses liées à des préoccupations environnementales et à la sécurité nucléaire. Il a été finalement mis en service en 1986, mais il a été arrêté en 1997 après avoir fonctionné de manière intermittente pendant plusieurs années. Après son arrêt, le réacteur a été démantelé. La technologie des réacteurs surgénérateurs a depuis été largement abandonnée en faveur d’autres approches dans le domaine de l’énergie nucléaire.
5 Astrid était un projet de prototype de réacteur nucléaire français de quatrième génération, de type réacteur rapide refroidi au sodium, porté par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans les années 2010. Il utilisait, comme matières premières, l’uranium 238 et le plutonium extrait des combustibles usés. Le projet est abandonné en 2019.
6 https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/niger/au-niger-pres-de-20-millions-de-tonnes-de-dechets-radioactifs-entreposees-a-l-air-libre-par-une-entreprise-francaise_5618339.html