Nature de la menace postfasciste[1]
Commençons par la menace. Le FN et les autres partis populistes d’extrême droite dans le monde connaissent une progression incontestable. Trump aux USA, Orban en Hongrie, Le Pen et le FN en France, Farage et UKIP en GB, l’AFD[2] ou Peguida en Allemagne, le parti du peuple danois[3], le parti du progrès norvégien[4], les vrais Finlandais[5], le Vlaams Belang belge[6] ou le FPO autrichien[7].… Ces mouvements sont hétéroclites tant du point de vue de leur histoire que de leur orientation. Ils présentent des dynamiques contradictoires, mais ils partagent certains fondamentaux et les menaces qu’ils font peser sur la démocratie libérale sont réelles. Ces montées populistes de droite ne sont pas nouvelles dans l’histoire : fascisme italien des années 20, nazisme et franquisme des années 30, et les dictatures militaires en Amérique Latine (Argentine, Chili, Brésil…) ou en Europe (Grèce, Portugal). Derrière cette diversité, il existe une unité dans les valeurs auxquelles ces mouvements se réfèrent, mais aussi des différences essentielles. Le rappel à l’histoire peut être utile. Mais les analogies rapides mêlant leçon de l’histoire ou autre uchronie, comme celles de Laurent Mauduit dans son parti pris publié dans Médiapart[8] sont des exercices risqués. Pour avancer dans ce terrain miné, il faut donc d’abord qualifier la menace contemporaine, avant de voir comment la contrer efficacement. Une fois ces prémisses posées, nous pourrons voir plus sereinement comment cela s’entremêle avec les questions du vote utile au premier et au second tour et de l’unité de la « gauche » au premier tour.
Il est difficile d’avoir une qualification des partis d’extrême droite actuels. Il n’y a pas de réel consensus là dessus, d’ailleurs la diversité des situations ne permet pas facilement de subsumer toute cette diversité sous un même concept. Il est selon moi plus utile de qualifier le moment comme le fait Chantal Mouffe, quand elle parle de « moment populiste »[9], que de vouloir donner une définition définitive aux forces qui représentent ce moment. Néanmoins, je ne trouve pas que l’adjectif « populiste » et ce que Chantal Mouffe entend par là soit très éclairant sur la situation. Je préfère qualifier la période de moment «post fasciste» qui fait peser des menaces spécifiques et qui pourraient de se traduire en de vraies dérives néofascistes.
On peut résumer en cinq points, ce qu’il y a fasciste dans le moment présent : crise économique, crise d’hégémonie des classes dirigeantes, incapacité de la gauche à répondre à cette crise, existence de « blessures » narcissiques nourrissant des passions identitaires, présence de boucs émissaires. Ce tableau est bien entendu une représentation très sommaire et il faudrait en détailler chacun des points. Mais ce n’est pas l’objet de mon propos ici.
Mais il existe aussi des divergences entre cette période et les années 30 qu’il est nécessaire de souligner. D’abord, nous ne sommes pas au lendemain de la Première Guerre mondiale et donc les rapports politiques, en France en tout cas, sont bien moins violents que dans la période comprise entre 1914 et 1945, au cours de laquelle des générations entières avaient connu les violences de la guerre. Une des conséquences, c’est que nous n’avons pas de groupes fascistes de la même nature que les chemises noires ou les sections d’assaut[10]. Autre point, qui caractérise selon Paxton le fascisme, c’est le recours à l’activité des masses[11]. Ce recours existe en France y compris dans la période récente, par exemple lors de la Marche pour tous. Cependant, ce n’est pas l’œuvre du FN, mais de la droite dure[12]. Le FN n’est, ni le parti fasciste italien, ni le parti nazi allemand. D’autre part, ni l’armée française ni la police, quand bien même elles votent massivement FN, ne sont des structures comparables à ce qui a conduit aux dictatures militaires. D’autre part, le lien entre l’idéologie, le parti et ceux qui votent pour lui a changé de nature avec la montée de l’individualisme. L’idéologie de Le Pen, est moins « affirmée » que l’idéologie fasciste ou nazi. Elle plus liquide dirait Raphaël Lioger[13]. Le lien entre les électeurs et ces représentations est aussi potentiellement plus précaire. Les électeurs FN votent plus pour exprimer leur colère, que par identification à un leader. Enzo Traverso note lui aussi que les mouvements qu’il qualifie de postfascistes ne proposent pas une idéologie positive et sont donc aussi fragiles idéologiquement.
De cette analyse, on peut tirer plusieurs conclusions. La victoire de partis postfascistes ne signifie pas mécaniquement l’écrasement physique d’une opposition de gauche. D’autre part, la menace fasciste ne peut se résumer à la question de la victoire de leurs représentants. La menace réside d’abord par la progression de leurs idées et leurs mises en pratique concrètes : violence policière, état d’urgence, racisme d’état, stigmatisation des étrangers, retour des femmes à la maison, préférence nationale… La progression de ces idées et par voie de conséquence des forces qui la portent doit beaucoup à deux phénomènes (1) la crise sociale causée par la mise en œuvre de l’agenda néolibéral et (2) la reprise de ces idées par les représentants d’autres forces politiques. Or sur ces deux aspects, le bilan des gouvernements dit de gauche et de droite est catastrophique. Un seul chiffre: le taux de chômage est passé de 7 à 9.5% sous Sarkozy et a atteint 10.5% sous Hollande. Nous avons bien vu comment Sarkozy a remis en selle le FN en hystérisant le débat identitaire et en approfondissant la crise sociale. Certains pensaient qu’avec Hollande, ce serait mieux du point de vue idéologique. Ce ne fut pas le cas ni sur l’immigration ni sur la sécurité. C’est un gouvernement dit de gauche, qui a mis en place l’état d’urgence et qui a proposé la déchéance de nationalité. Les reconduites contraintes à la frontière ont augmenté avec la “gauche” passant de 13900 en 2009 à 15485 en 2015. La menace n’est donc pas devant nous, elle est déjà là et la combattre par l’union de la gauche a été un échec patent, tant avec la gauche plurielle qu’avec le quinquennat de Hollande.
Pour que la menace coagule en force et prenne le pouvoir d’état, il faut aussi qu’elle ait une basse sociale cohérente. Celle-ci existe. D’une base historiquement forte dans l’ancienne petite bourgeoisie (indépendants et employés), l’électorat FN progresse dans les bastions ouvriers. Le fascisme progresse toujours à partir des populations, qui sont en déclassement. Or le choc néolibéral et la crise ont augmenté très fortement la taille de cette base sociale. Tous les ingrédients sont donc réunis pour que ce moment postfasciste se traduise par une victoire de leurs représentants comme aux USA ou en Hongrie. D’ailleurs, cette victoire peut prendre différents visages. N’oublions pas qu’en Italie comme en Allemagne, ce sont les classes dirigeantes qui ont laissé Hitler et Mussolini prendre le pouvoir[14]. Aucun des deux ne l’a pris par les armes, ou en atteignant une majorité absolue dans les urnes. Une hypothèse alternative à la victoire du FN serait une victoire de Fillon, qui conduirait Fillon a appelé Le Pen au gouvernement en cas de mouvement social d’ampleur. Mais même Macron pourrait faire le pas, ce n’est pas une histoire de personnes, mais d’intérêts de ceux qui détiennent les capitaux.
Une telle victoire du FN directe ou indirecte serait indéniablement une rupture qu’il ne faut en aucun cas minimiser. Comme le note aussi Enzo Traverso, ces mouvements populistes peuvent se transformer en néofascisme dans des circonstances particulières. Si le danger d’un écrasement du mouvement ouvrier par une victoire du FN n’est pas mécanique, il est réel notamment si ce mouvement ouvrier se mobilise et devient un danger pour les classes dominantes les poussant ainsi à chosir le fascisme et la répression. Mais en aucun cas, la solution est de se paralyser par une surdramatisation des conséquences d’une éventuelle victoire FN.
Vote utile et unité de la gauche
Nous en arrivons à la question du fameux vote utile pour éviter cette rupture. Tout d’abord, il faut rappeler que la Vème république nous contraint à ce type de comportement électoral du fait de la logique majoritaire et du présidentialisme. La question est posée différemment dans des scrutins proportionnels de régimes parlementaires. Cette logique est éminemment délétère puisqu’elle travestit la notion de représentation. On ne vote plus pour celui qui est le plus proche de nos idées, mais pour le moins pire. Appliqué au cas du FN, c’est une machine absolument infernale, qui est de nature à tuer dans l’œuf toute possibilité d’expression d’une politique alternative. Cette machine est utilisée avec brio pour tenter de faire élire, celui que les classes dirigeantes ont décidé de soutenir[15]. La pirouette est simple, il suffit de démontrer sondage à l’appui après une campagne de presse bien mené que untel est le seul à même de battre le FN. Cela a encore partiellement fonctionné aux régionales de 2014. Mais cette corde est trop visible et elle risque de rompre, quoi qu’on fasse. Les sondages montrent d’ailleurs dès aujourd’hui que les reports de voix entre les électeurs de Hamon et Mélenchon du premier tour et Fillon ou Macron au second tour sont maintenant en deçà des 50%. De l’autre côté on sait que si c’est un candidat de gauche qui passe au second tour, c’est encore pire, les électeurs de droite dont une partie sont acquis aux idées morales du FN voteront pour Le Pen.
Ce vote utile au premier tour n’est donc à terme qu’utile aux tenants économiques (intérêts capitalistiques) et politiques (Républicains et PS) du système. Mais il n’assure en rien que le pire soit évité, quels que soient les scénarios. Fillon peut perdre face au FN, car la gauche ne votera pas pour la droite dure. Macron est l’emblème même du défenseur du système, c’est Clinton en plus jeune. Le Pen aura beau jeu de dire qu’il est le candidat des banquiers. Quoi qu’en disent les sondages, il peut aussi perdre. Hamon est trop de gauche pour la droite et le centre et porte comme un boulet l’héritage de la politique du PS (celle de Hollande mais aussi celle de la gauche plurielle). Quant à Mélenchon, ce serait une opposition frontale entre deux choix de sociétés et on peut craindre que les classes dirigeantes, qui actuellement font le choix de Macron se rangeront alors derrière le FN.
La pression au vote utile va donc être forte. Après les Éléctions Régionales, c’était d’ailleurs évident pour tout le monde. Mais paradoxalement, cette pression est en mesure de nous paralyser, sans pour autant réussir à éviter le pire. Donc pour cette élection-là, la seule façon d’éviter cette rupture post fasciste est précisément d’éviter la paralysie, de convaincre sur le fond en assumant nos valeurs d’égalité et de justice sociale et de mener la campagne sur le terrain social, de la démocratie et de l’écologie loin des thèmes qui renforcent le FN. Il faut aussi défendre une rupture sur le plan social pour éviter l’augmentation du vote FN chez les employés et les ouvriers. Pour cela, une absolue clarté est de mise vis-à-vis du PS et de l’Europe. Sur ce dernier point, la ligne de crête est évidemment difficile à tenir, car le discours anti Europe peut aussi alimenter les valeurs du FN. Mais nous n’avons pas le choix. Par conséquent, tout ce qui pourrait nous désarmer au premier tour dans la lutte idéologique n’est pas la solution. L’unité avec Hamon aurait pu être un rempart si Hamon n’était pas le candidat du PS et si sur l’Europe le point d’équilibre penchait vers la solution préconisée par l’avenir en commun du « plan A ou plan B ». Sinon, cette unité nous aurait désarmé encore un peu plus pour cette élection, en nous faisant en plus prendre le risque d’une totale disparition le jour d’après. Or le risque est certes là aujourd’hui, mais il sera encore plus présent demain.
Puisque Laurent Mauduit aime l’uchronie, je luis propose un peu de politique-fiction. Imaginons que Mélenchon ait retiré sa candidature et que la campagne commune avec Hamon patine avec des intentions de vote autour de 18 %, tandis que Fillon talonne Macron. Et surtout, imaginons que les sondages donnent le FN vainqueur face à Hamon tandis que Macron l’emporterait[16]. Est-il inimaginable que le même Hamon se retire pour appeler à voter Macron dès le premier tour ? Patrick Braouzec ou Robert Hue en ont bien pris le chemin. C’est aussi ce qu’a fait la gauche au second tour en PACA au profit quand même de la droite dure (Estrosi) ! Elle s’est sabordée, acceptant de ne pas avoir de conseillers régionaux. Quel cadeau au FN, si tous les partis se rangeaient derrière Macron ?
La solution durable pour combattre non pas seulement le risque que constitue le FN, mais la menace néofasciste dans son ensemble, est donc de faire émerger un nouvel horizon politique qui engage une triple révolution (démocratique, sociale, et écologique) fondée sur les valeurs d’égalité et de justice sociale. Cet horizon doit aussi se traduire par de nouvelles formes d’engagement politiques qui allient l’ancien (les partis, les syndicats) et le neuf (nuit debout, les réseaux sociaux). L’avenir en commun et la campagne de la France Insoumise et des partis qui soutiennent la candidature de Jean Luc Mélenchon (Ensemble et PCF) demeurent pour moi les meilleurs remparts à cette menace. Concernant le FN, dans cette campagne il s’agira moins d’agiter l’épouvantail FN que de démasquer en permanence l’imposture de son programme social et l’inanité des valeurs sur lesquelles son projet se fonde. Au second tour, quelles que soient les configurations, il sera toujours temps d’appeler à faire barrage au FN, pour éviter que nos acquis démocratiques soient détruits. Mais de toute façon, nous ne devrons pas surestimer l’efficacité d’une telle injonction.
[1] Je reprends à dessein le concept de postfascisme défendu par Enzo Traverso dans les entretiens aux éditions textuels et publiés sous le titre : « les nouveaux visages du fascisme »
[2] 11.5% en 2016 à Berlin
[3] 21% en 2015 aux élections générales
[4] 23% en 2009 et 16.5% en 2013
[5] 19% en 2011 et 17.6% en 2015
[6] 15.3% en 2009 mais 3.7% en 2014
[7] 49.65% au second tour de l’élection présidentielle de 2016
[8] https://www.mediapart.fr/journal/france/280217/pour-conjurer-le-spectre-des-annees-30?page_article=2
[9] https://www.youtube.com/watch?v=FtriFMxsOWw
[10] Néanmoins, tout peut basculer assez vite comme nous l’ont enseigné des guerres civiles récentes en Ukraine ou dans l’ex Yougoslavie
[11] C’est une des distinctions fondamentales que fait Paxton dans son célèbre livre « le Fascisme en action »
[12] Et ce n’est pas nouveau, de Gaulle l’avait fait quand même pour faire taire mai 1968.
[13]http://www.editionstextuel.com/index.php?cat=020201&id=587
[14] pas par choix, mais par crainte des communistes
[15] Parfois elles ne sont pas d’accords. C’est le cas cette année entre Macron et Fillon qui ne représentent probablement pas les mêmes secteurs du capital.
[16] Là ce n’est pas trop de la fiction, Hollande était donné perdant face au FN