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Les défis des gauches en France

Article que j’ai écrit pour la revue de “Québec Solidaire” https://www.cahiersdusocialisme.org qui sera publié cet hiver. Cet article et le numéro spécial des Nouveaux Cahiers du Socialisme font suite à la conférence dans laquelle je suis intervenu pour La France insoumise : https://thegreattransition.net/fr/accueil/.

Nous subissons actuellement une offensive d’ampleur du capital, suivant une stratégie de choc décrite par Naomi Klein[1], qui vise à détricoter méthodiquement les acquis sociaux du XXème siècle. L’objectif est à la fois économique, pour rétablir des taux de profits en baisse et idéologique pour affaiblir les capacités de résistance du mouvement ouvrier. Ces politiques, menées tant par la droite que par les partis sociaux-démocrates, ont durablement affaibli la social-démocratie. Entretemps, le système est pris dans une fuite en avant productiviste et consumériste, qui a des conséquences écologiques qui sont de plus en plus désastreuses, desquelles découle un nouveau cycle de luttes. D’autre part, ces crises ont aussi renforcé les tensions inter-impérialistes et multiplié les situations de chaos, favorisant guerres, terrorismes et migrations, ce qui permet aux dirigeants de jouer de la corde raciste et de diviser durablement les classes populaires. Ces crises multiples contribuent à l’émergence d’une nouvelle génération de militants associatifs et politiques, féministes, antiracistes, écologistes ou altermondialistes parfois en opposition, parfois en convergence avec l’ancien mouvement ouvrier.

Les spécificités du mouvement social français

Les grandes luttes de 1936, 1945 et 1968 ont dessiné en France un système social dans lesquels les « gisements de communisme » sont multiples comme les services publics, le statut de la fonction publique, le système des retraites ou celui de la sécurité sociale, ce à quoi s’est ajoutée dans les années 2000 la semaine des 35 heures. Lorsque les classes dominantes ont voulu éradiquer ces acquis, les mobilisations ont été fortes (résistance des lycéens et des étudiants en 1986, grandes grèves contre la réforme des retraites, de 1995, résistance victorieuse contre le contrat « Premier Embauche » en 2006, etc). Même lorsqu’elles n’ont pas vaincu le gouvernement, les luttes comme celles de 2010 ont ralenti la mise en place de l’agenda libéral. Parallèlement, même sur la bataille des idées le libéralisme a échoué, comme la montré notre victoire contre le Traité constitutionnel européen en 2005. Par conséquent, le démantèlement des acquis sociaux a été plus lent en France qu’en Grande Bretagne ou qu’en Allemagne. La crise de 2008 y a aussi été moins brutale, car ces effets sont atténués par l’importance du secteur public. Nous vivons donc l’offensive néolibérale et ces conséquences politiques au ralenti. Aujourd’hui, les classes dirigeantes ont confié au président Emmanuel Macron le rôle d’en finir avec une certaine exception française et d’opérer un rattrapage.

Héritage colonial et racisme

Une autre spécificité française réside dans l’existence d’un lourd héritage postcolonial. Ce passé a façonné les migrations successives et l’existence d’une classe ouvrière racisée, qui a longtemps été surexploitée et dont les enfants subissent discrimination, racisme et exclusion sociale. Depuis la guerre d’Algérie[2], l’idéologie raciste a su se reproduire et l’extrême droite a largement bénéficié de l’unification de son camp opérée par le Front National[3]. Cette extrême droite a aussi su profiter du contexte terroriste et de la montée des nouveaux racismes comme l’islamophobie. Le racisme divise durablement les classes populaires françaises et les organisations politiques et syndicales de gauche peinent à organiser les populations racisées qui sont les plus exploitées et discriminées de la société française. Le FN est utilisé par les autres forces comme un épouvantail bien utile puisque le risque d’une véritable victoire fascisante a en réalité longtemps été un mythe du fait du système politique français.

Le risque populiste

Le système présidentialiste qui prévaut en France, avec un parlement presque fantoche, constitue une troisième spécificité française. En réalité, l’élection présidentielle surdétermine les rapports de force. La déstabilisation de l’appareil d’état par d’éventuels mouvements sociaux est très difficile. Ce système cependant est vulnérable, une fois que la perte d’hégémonie des classes dominantes a dépassé un certain seuil. En effet, un candidat populiste populaire peut gagner cette élection sans appareil. Ceci explique la victoire en 2017 d’une forme de populisme du centre (Macron) qui a bénéficié de son opposition à une candidate populiste d’extrême droite (Marine Le Pen). Ce système politique renforce les dynamiques populistes mondialement à l’œuvre du fait du manque d’hégémonie culturelle du néolibéralisme (Mouffe, 2018) et constitue un verrou/levier incontournable.

Un horizon démocratique, social et écologiste

Dans les dernières années, un cycle de luttes sociales, écologiques et altermondialistes a permis l’émergence d’acteurs associatifs (ATTAC, Alternatiba), de syndicats radicalisés (Solidaires) et de partis politiques[4], lesquels ont façonné un nouvel imaginaire politique autour de quelques piliers.

  • L’objectif est l’émancipation des individus par une lutte contre l’exploitation économique, mais aussi contre toutes les oppressions de genre et de race.
  • Cette émancipation à l’ère de l’anthropocène ne peut se faire contre la biosphère. Il faut donc opérer une transition écologique d’ampleur qui articule des changements de comportements individuels et une planification écologique à long terme qui s’oppose radicalement à la logique d’accumulation mortifère du capital.
  • Une société socialement et écologiquement plus juste ne peut advenir sans une remise en cause du pouvoir du capitalisme sur nos vies.

Cet horizon écosocialiste est opposé au capitalisme avec une défense des communs et des services publics, mais sans rompre totalement avec l’économie de marché et à l’État-providence. La mise en place de ce programme requiert des changements institutionnels avec un pouvoir plus grand pour le parlement, un strict non cumul des mandats et la révocabilité des élus. C’est ce programme qu’a porté le Front de gauche (FDG) en 2012 et la France Insoumise (FI) en 2017. Par ailleurs, cet horizon est partagé à quelques nuances par la gauche du Parti socialiste (Benoît Hamon) jusqu’à Olivier Besancenot (NPA), mais aussi par des syndicats comme la CGT ou Solidaires, et des associations comme ATTAC. La genèse d’un programme contre hégémonique est donc en bonne voie, même s’il y a des points d’achoppement sur l’Europe, l’islamophobie, la question de l’accueil des migrants, la politique étrangère et le rôle de la France dans le monde.

 

Un tripode stratégique : luttes sociales, alternatives concrètes et victoires électorales

Il existe aussi une assez grande convergence quant aux moyens stratégiques pour faire advenir cet horizon. D’abord, les luttes sociales, comme les luttes écologistes sont centrales pour changer le rapport de force et remporter des victoires. Le principal problème auquel nous sommes confrontés est que la stratégie de choc du pouvoir consiste à ne jamais céder, ce qui tend depuis 10 ans à décourager les acteurs du front social et politique qui s’opposent à ces attaques multiples.

Le second tripode stratégique est la construction patiente d’alternatives concrètes et le renforcement de l’auto-organisation des populations. Le mouvement alternatiba[5] a joué un rôle important en ce sens en 2015 sur les questions climatiques. L’auto-organisation est aussi mise en avant tant par les mouvements anarchistes, écologistes, que par le NPA ou plus récemment par la FI. Néanmoins luttes sociales et pratiques alternatives trouvent leurs limites, car le pouvoir de l’État demeure très fort tant en termes de répressions, qu’en termes de levier pour réellement opérer un changement vers une économie plus sociale et écologique.

Le troisième tripode est la participation aux élections pour obtenir des victoires électorales locales, régionales ou nationales. Le score de Jean-Luc Mélenchon en 2017 est dans ce cadre historique (près de 20%).

Quelle tactique électorale ?

Pour obtenir des victoires, la principale difficulté est d’unifier un bloc majoritaire associant la classe ouvrière traditionnelle, les classes populaires discriminées ou exclues du champ social et une partie des classes moyennes en déclassement autour de l’horizon écosocialiste. Pendant longtemps la stratégie du PCF a été de s’associer au PS. Or en France comme ailleurs, l’acceptation par le PS de la doxa libérale a conduit cette stratégie à une impasse. L’autre solution a été une stratégie de cartel mise en œuvre par le Front de gauche de 2009 à 2015, qui a permis à notre camp de relever la tête. Néanmoins, elle n’a pas su briser un plafond de verre et notamment elle n’a pas permis de passer devant le PS. De plus, le PCF est resté ambiguë quant à sa stratégie[6].

Pour 2017, Mélenchon a fait le choix de lancer sa candidature et un mouvement (FI) en sortant de la logique du cartel. Ce choix a fini d’achever le PS, de briser un premier plafond de verre et de devenir ainsi hégémonique à gauche. Mais il est objectivement difficile de savoir si cette réussite est due à ce changement de tactique ou aux conditions spécifiques de cette élection.

L’année 2018 a été l’occasion d’approfondissements de la tactique de FI – hégémonie idéologique à gauche avec un groupe parlementaire offensif, accent mis sur l’auto-organisation -, mais aussi d’ajustements. Un certain substitutisme de la FI vis à vis des mouvements sociaux a laissé la place à la construction d’un front social et politique pluriel contre Macron. Plus récemment, le discours de la FI est devenu plus ouvert vis-à-vis des autres forces politiques.

Perspectives et enjeux

Il est d’abord nécessaire d’infliger une défaite sociale à Macron. Il n’y a pas probablement d’autres voies qu’un mouvement d’ensemble radical associant manifestation de masse, grève et occupation de lieux de vie ou de lieux de travail. Il faudra alors approfondir l’organisation du front social et politique et voir comment mieux articuler les forces politiques, syndicales et associatives. Ce front devra être capable d’associer les militants des quartiers populaires qui luttent contre le racisme.

D’autre part, pour que les perspectives politiques demeurent ouvertes, il est nécessaire que la FI maintienne son hégémonie politique à gauche. Ceci passe par de bons résultats aux élections municipales et européennes. Pour les municipales, la difficulté sera d’initier le plus largement possible des listes citoyennes à partir de FI. Pour réussir ces deux échéances, il est probablement nécessaire de gagner en efficacité et en démocratie interne. En effet, la FI est caractérisée par une grande horizontalité avec des groupes d’appuis locaux et thématiques très autonomes et divers, mais aussi par une forte verticalité concernant quelques questions essentielles dont la gestion est assurée par une équipe d’animation restreinte non élue. Comment rester un mouvement dynamique et large (entre 50 000 et 100 000 sympathisants) en étant efficace et démocratique ? C’est une question complexe que nous devons affronter en s’inspirant d’expériences existantes (Podemos, Québec Solidaire…). Par ailleurs, la régénération de la FI passe pas une action positive et structurante au sein d’un front social et politique plus large.

Pour obtenir des victoires électorales, il est nécessaire d’élargir la base sociale. Cela passe évidemment par un travail idéologique inclusif en directions de certaines couches de la population. Mais cela dépend aussi de notre capacité à rompre avec d’anciens codes pour être en mesure de toucher un électorat historiquement de droite sans en renier d’autres. L’équation est difficile et selon les situations, il est possible qu’il faille adopter plutôt une logique de rassemblement de la gauche ou une orientation plus « populiste » pour fédérer le peuple.

Enfin, la France n’est pas isolée du reste du monde. Toute avancée ici dépend de et impacte sur ce qui se passe ailleurs. Nous devons donc ensemble reconstruire rapidement un internationalisme mis à mal par les évolutions en Amérique latine et le déclin du Forum social mondial. La liste européenne alternative de la FI avec Podemos, le Bloco portugais ou l’alliance Rouge et Verte du Danemark est pour cela une excellente nouvelle.

[1] Naomi Klein, La stratégie de choc, 2008.

[2] Après plus de 150 ans de colonialisme, le peuple algérien s’est révolté et une très longue et dure lutte de libération nationale a finalement abouti à l’indépendance en 1962 après des déchirures immenses entre droites et gauches en France.

[3] Fondé en 1972, ce parti d’extrême-droite est resté relativement marginal jusque dans les années 2000. Lors des dernières élections présidentielles en 2017, la candidate du FN Marine le Pen est arrivée deuxième derrière Macron avec 33,9 % des voix.

[4] Principalement, le Nouveau parti anticapitaliste, le Front de gauche et plus récemment, France insoumise.

[5] https://alternatiba.eu/

[6] En 2014, le Parti communiste a par exemple choisi de faire des listes aux élections municipales à Paris avec le PS.

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