Je reviens ici sur le processus de refondation de la France Insoumise qui s’est traduit hier par un certain nombre d’avancées présentées lors d’une assemblée représentative.
Jeudi 10 novembre la France Insoumise a présenté un document pour « franchir une nouvelle étape du déploiement de notre mouvement » et samedi 10 décembre a eu lieu l’assemblée représentative. Je reviens dans ce texte sur certains points du fonctionnement de la France Insoumise en essayant de repartir d’une réflexion globale sur les modalités d’organisation des forces politique ou syndicales.
En préambule, rappelons que la structuration d’un mouvement politique est au service d’une stratégie politique. Les nuances que nous pouvons avoir sur nos façons de se structurer correspondent parfois donc aussi souvent à des divergences stratégiques. Les deux débats sont intimement liés. Mais ici je vais me concentrer sur les modalités de structuration.
Les deux grands modes d’organisation possible
J’ai expérimenté deux grands modes de structuration des groupe sociaux, un mode d’essence administratif et un mode d’essence démocratique.
Dans le mode administratif, comme dans les structures de l’État ou au sein d’une multinationale, les décisions et la structuration des délégations procèdent du sommet vers la base. A l’INRAE où je travaillais toutes les nominations de responsabilité procédait de la direction, qui nommait par exemple des directeurs de département, qui avait la responsabilité de nommer les directeurs d’unité. Les responsables d’équipe étaient eux choisis par les directeurs d’unité. Notons que le mode administratif peut s’hybrider avec des fragments de démocraties sociales. C’était le cas dans les services publics. Par exemple, l’avancement des personnels ou la mobilité était historiquement de la responsabilité des Commissions Administratives Paritaires (CAP) où les représentants du personnels élus sur liste syndicale disposaient de la moitié des sièges. Ces fragments de démocratie sont partout remis en cause par le « New Public Management » et ont été supprimé par la loi de transformation de la Fonction Publique. Même dans le mode de fonctionnement administratif, le dirigeant tire sa légitimité de quelque part. Il est nommé par le pouvoir politique ou par les actionnaires, qui eux-mêmes tirent leur légitimité d’institutions acceptées collectivement.
Le mode démocratique fonctionne différemment. Prenons le cas de la CGT, que je connais bien. Le lieu d’organisation de base est la section, qui dispose d’une autonomie organisationnelle puisqu’elle a sa propre trésorerie, un ratio des cotisations des militants étant reversées à la section. Les orientations du syndicat sont proposées par la direction sortante, mais amendables en tout point par chacune des sections et ensuite chacun des congressistes qui représentent toutes les sections. Ces orientations une fois amendées sont ensuite validées lors du congrès par un vote. Une direction du syndicat nommée « commission exécutive » est élue au même moment et elle a la charge entre deux congrès d’appliquer les orientations. Au sein de la commission est élu un bureau national et au sein du bureau un secrétariat national, instances qui exécute la mise en œuvre des orientations, décidés en congrès et déclinés en commission exécutive. Tous sont élus. Donc tous les dirigeants tirent leur légitimité du vote des adhérents. Le porte-parole peut se référer pour quasi tous les sujets à des textes de congrès ou des résolutions de la commission exécutive, pour savoir si sa décision est légitime démocratiquement.
Dans le mode démocratique, la légitimité du pouvoir part de la base pour monter au sommet.
Dans les deux modes de fonctionnement, la source de légitimité circule de façon fractale à tous les niveaux. Pour le mode administratif, on peut descendre du directeur de l’administration à l’individu et monter du directeur jusqu’au chef de l’État. Dans le mode démocratique, on peut, par exemple à la CGT, passer du syndicat, à la fédération et de la fédération à la confédération. Philippe Martinez tire donc sa légitimité de chacun des adhérents à la CGT.
Dans les deux modes de fonctionnement, il existe de la cooptation. C’est consubstantiel du mode administratif, puisque le responsable de l’échelon inférieur est directement choisi par le supérieur. Mais la cooptation est aussi présente dans le mode démocratique, car même s’il y a élection, elle permet de départager des individus qui ont souvent été cooptés au préalable.
Dans les deux modes de fonctionnement, il existe de la bureaucratie. Elle peut se définir comme une couche de personnes qui préemptent des positions de pouvoir du fait des systèmes de cooptation et qui peuvent en tirer des satisfactions matérielles. Mais dans le mode démocratique, la bureaucratie peut en théorie être renversée par la base lors d’un congrès, alors que dans le mode administratif, c’est selon le bon vouloir du chef. La révolution culturelle en Chine est un exemple de tentative de renverser une bureaucratie par en haut selon la volonté de Mao.
Les deux modes de fonctionnement peuvent aussi laisser libre court à une certaine horizontalité et à des marges d’auto-organisation.
Enfin, on pourrait imaginer que le mode administratif est plus efficace, car la démocratie prend du temp et requiert de l’énergie pour son exercice. Néanmoins, sur le long terme, je fais le pari que le fonctionnement démocratique aboutie à des décisions plus justes car réfléchies par un plus grand nombre. D’autre part, la délégation de légitimité permet en fait au dirigeant des organisations démocratiques de prendre des décisions rapides.
La France Insoumise
Revenons-en au fonctionnement de la France Insoumise après ce détour qui permet de prendre le problème à la racine.
Tout d’abord, commençons par le plus simple. Les groupes à l’assemblée nationale et au parlement européen fonctionnent de façon très traditionnelle selon un mode démocratique. A l’assemblée nationale, notre présidente Mathilde Panot, ainsi que le bureau du groupe ont été élus à bulletin secret. Le bureau prépare le travail, mais les décisions sont toutes prises de façon collégiale en réunion de groupe soit au consensus, soit par vote.
La France Insoumise -elle- avait un fonctionnement plutôt administratif, hérité du contexte de sa fondation. En effet, ce mouvement a été conçu dans le cadre et pour la campagne des présidentielles de 2017. Dans ce type de campagne, celui qui décide c’est le candidat et ensuite comme dans tout mode administratif, la délégation de légitimité passe du sommet vers la base. La campagne des législatives introduisait une mode plus démocratique. Les candidats tiraient leur légitimité des assemblées représentatives qui les ont désignés, même si in fine la validation a été faite par un comité lui-même désigné par en haut. Le tirage au sort dans certaines des instances a aussi contribué à assouplir le caractère administratif. Mais ensuite dans toutes les instances de la FI, les responsables étaient cooptés par en haut et tiraient nullement leur légitimité d’une éventuelle base. Ceci est inévitable dans un mouvement gazeux, où la base n’est pas définissable, puisqu’il n’y a pas formellement d’adhérents.
Ce mode de fonctionnement a prouvé son efficacité lors des campagnes de 2017 et 2022, même si à mon avis rien ne prouve qu’un fonctionnement plus collégial et plus démocratique n’aurait pas abouti avec le même candidat et dans les mêmes conditions politiques, au même résultat. Par contre, entre deux élections la pérennisation de ce mode de fonctionnement a posé des problèmes. J’écrivais dès juin 2017 dans Médiapart :
« Il est évident qu’il ne faut pas revenir à un cadre de parti traditionnel, néanmoins il nous faudra répondre à certaines exigences démocratiques. Il faut d’abord arriver à conjuguer horizontalité et verticalité et surtout à résoudre l’épineux problème de la représentativité et du mandat de ceux qui détiennent, à une échelle ou une autre, un pouvoir vertical. L’horizontalité est le point fort de la France Insoumise. Mais la verticalité est nécessaire dans les prises de décision nationale, la légitimité de la prise de parole au nom du mouvement ou l’organisation de la coordination entre groupes. »
En 2019, je co-signais un texte interne avec Charlotte Girard et Laurent Levard, qui à l’époque était responsable de l’espace programme, qui disaient les choses de façon encore plus explicites :
« Mais, en parallèle, aucune véritable instance de décision collective ayant une base démocratique n’a été mise en place. Ceci ne signifie pas que les membres de la France Insoumise ne soient pas consultés, ne puissent pas donner leur avis (consultations en ligne sur les programmes ou sur les campagnes, conventions) ou ne puissent pas s’impliquer dans le travail national au travers notamment les équipes thématiques. Mais les décisions stratégiques fondamentales sont finalement prises par un petit groupe de personnes, dont on ne connaît même pas précisément la démarcation – prérogatives, champ d’action, identité, statut sans qu’ils aient pour autant reçu de véritable délégation de la part du mouvement pour le faire »
Ce débat a ressurgi évidemment après la campagne présidentielle de 2022. Clémentine Autain écrivait cet été.
« Il nous faut dégager l’équilibre qui permet de garder de la réactivité, une capacité à prendre des initiatives rapidement, tout en assurant une meilleure collégialité aux décisions et une place plus grande à l’échelon local. »
François Ruffin a dit des choses similaires sur la nécessaire prise en compte du pluralisme au sein de la FI et son ancrage local.
Résumons les grandes critiques qui ont pu être fait du mode d’organisation de FI depuis 2017. D’abord, les Groupes d’Action (GA) locaux, avaient certes toute latitude pour définir leur modalité d’action, mais aucune autonomie de moyens. Il était impossible de produire son propre matériel militant et de le faire financer par la FI. Il n’y avait pas de représentations officielles de la FI aux différents échelons municipaux, départementaux ou régionaux. Par conséquent, la préparation des élections intermédiaires a toujours été chaotique et les instances qui ont décidé des investitures étaient créées de façon Adhoc par en haut. Le tirage au sort était la seule façon de représenter dans ces différentes instances « la base ». Il n’y avait donc, par conséquent, pas de présentation de légitime de la FI dans des instances unitaires avec les syndicats, les associations ou les partis politiques.
Enfin, des décisions stratégiques nationales ont été prises, comme le changement de ligne pour les européennes ou l’expérience de la NUPES, sans qu’elles n’émanent d’aucune instance nationale. Une dernière critique est revenue régulièrement, il n’y avait pas de travail sur la formation des militants, ce qui in fine aboutissait à un manque de cadres.
Des avancées ont été obtenus après la crise de 2019. Une coordination des espaces a été mise en place, le fonctionnement des différents espaces s’est amélioré, notamment au sein de l’espace « programme » et un début d’autonomie financière des GA a été obtenu. Mais globalement, le caractère administratif du fonctionnement de la FI n’a pas évolué. La coordination des espaces tire vaguement sa légitimité d’une convention, mais sans aucune élection.
Les modifications actuelles
La FI a acté un certain nombre de transformations, résultats d’un processus engagé au moment des AMFIS d’été à travers plusieurs ateliers organisés sur l’avenir de la France insoumise. Ce processus a été conduit par la Coordination des espaces de la France insoumise qui s’est réunie à 20 reprises depuis juillet pour une durée totale d’environ 50 heures. Il a été alimenté par des contributions des membres des différents espaces de la France insoumise et notre groupe parlementaire y a contribué.
Ce travail est le fruit d’une réflexion assez riche. Mais à ce stade les GA n’ont pas participé et d’autre part, l’inclusion des différentes contributions n’a pas fait l’objet de décisions démocratiques. A ma connaissance, aucun vote dans aucun des espaces n’a permis de trancher entre des contributions éventuellement divergentes. Il n’y a pas eu de processus d’amendements, validés démocratiquement, comme c’est le cas dans un syndicat ou un parti. Les membres de la coordination n’ont pas eu de comptes à rendre à ceux qui ont remonté les propositions.
Néanmoins, le résultat présente des avancées substantielles. A la base, les groupes d’action pourront commander gratuitement du matériel sur Action populaire, et bénéficier d’un dispositif de soutien pour la location de salles pour l’organisation de réunions publiques. La légitimité démocratique des animateurs de GA est discutable, mais à cette échelle, on peut estimer qu’ils sont effectivement capables de choisir démocratiquement leurs animateurs.
Mais à l’échelle du GA, il semble toujours impossible de financer par la FI son propre matériel. Par contre, l’échelle départemental devient un échelon effectif. Chaque département est doté d’une caisse départementale pour aider au financement des initiatives et besoins des boucles départementales ou des groupes d’action qui en ferait la demande. Il est même envisagé une carte de crédit virtuel, ce qui constituerait une avancée majeure. Des boucles départementales sont mises en place. Elles rassemblent dans chaque département le binôme paritaire des animateurs de chaque groupe d’action certifié, les députés et les élus.
L’assemblée représentative du 10 décembre à Paris a enrichi le travail. Les membres de cette assemblée ont été tirés au sort parmi les animateurs de GA, ce qui limite la possibilité de mandat de collectifs locaux pour y défendre des propositions spécifiques. Les animateurs des différents espaces sont aussi présents, mais rien n’indique comment ces animateurs ont été désignés.
La question de la formation est prise au sérieux et c’est une très bonne nouvelle. Comme la fondation de la Boétie en a la charge, nous pourrions craindre un manque d’articulation entre les pratiques militantes et la formation théorique. Mais la proposition de café citoyens vient limiter ce risque.
Concernant la direction stratégique du mouvement, les différents espaces nationaux sont coordonnés par la Coordination des espaces du mouvement. Le rôle de direction politique de la coordination des espaces n’est pas claire et un conseil politique a vu in extremis le jour.
C’est une des caractéristiques propres de la FI. Normalement, dans toute structure du type administratif, le pouvoir d’où procède la direction est explicite, c’est le PDG dans une entreprise privée. Là la question de la direction est éludée. C’est, en soi, un problème. Car il existe une direction. Dans un mouvement démocratique, une direction est un groupe d’individus qui proposent après débats une ou plusieurs orientations possibles qui sont choisies démocratiquement après un vote. Dans la FI ancienne version, comme nouvelle version, il y a l’illusion d’une pure administration tournée vers l’action au service du peuple, en éludant la question de la direction et donc de la manière de choisir entre différentes options stratégiques possibles.
La composition de la coordination est éclairante. Tous ceux qui portent une vision un peu différente comme Clémentine Autain, Francois Ruffin, Alexis Corbière, Raquel Garrido, David Guiraud ou Eric Coquerel, pour ne citer que les plus connus ont vu leurs candidatures recalées. C’est donc bien une vision administrative de la direction et non politique qui a été retenue. C’est d’ailleurs explicitement reconnu par le nouveau coordinateur Manuel Bompard.
Pour aller plus loin
A l’origine, cette vision de la nécessité d’une organisation du type administrative et non démocratique était, en fait, théorisée implicitement par l’exigence d’une guerre de mouvement pour prendre le pouvoir et organiser le peuple. Ce n’est pas le lieu de débattre de ces questions stratégiques ici. Je renvoie à deux textes plus anciens où je reviens sur ces sujets que vous pouvez retrouver ici et ici, articles où j’explicite certains de mes désaccords avec Jean Luc Mélenchon sur ces sujets.
Mais quels que soient nos avis sur ce qui va se passer dans les cinq prochaines années, nous avons besoin dans la durée de formations politiques qui fonctionnent démocratiquement.
J’énumère ici quelques raisons essentielles.
Premièrement, le fonctionnement démocratique est in fine le plus efficace pour élaborer dans le temps des orientations justes et gagnantes. L’histoire des révolutions passées en Russie, en Chine ou à Cuba démontre que la prise de pouvoir sans exercice permanent de la démocratie y compris interne, conduit à des échecs. Je ne reviendrais pas sur les débats entre Rosa Luxembourg et Lénine là-dessus, mais ils sont essentiels. Ceci est d’autant plus vrai que tout processus révolutionnaire conduit à une lutte sans merci qui tend de toute façon à rabougrir les traditions démocratiques.
Deuxièmement, le fonctionnement démocratique est celui qui permet la formation d’un intellectuel collectif vivant, qui permet de former dans la lutte politique des générations de cadres aptes à jouer ensuite des rôles de dirigeants.
La parenthèse du « mode administratif » ne me semble pas hélas refermée avec les propositions faites.
Il faudrait pour avancer vers un logiciel plus démocratique prévoir un vrai congrès de refondation de la FI :
- Lancer un grand processus d’adhésions locales avec un ainsi un double statut de contributeurs qui participent aux décisions démocratiques et des sympathisants- acteurs qui ne souhaitent que participer aux actions
- Nommer une équipe d’animation transitoire de refondation pluraliste en charge de rédiger des statuts
- Valider les nouveaux statuts formellement à un congrès, qui permettra aussi de déterminer la composition de la coordination à l’aune du vote des adhérents
- La coordination ensuite devrait être la seule souveraine pour élire en son sein un binôme paritaire de coordinateur révocable à n’importe quel moment
Bref, nous reconnaitrons la mue de la LFI d’un fonctionnement administratif vers un fonctionnement démocratique à l’existence de votes entre des propositions contradictoires et à la présence d’une vraie direction composée des différentes sensibilités. A ce stade la mue n’est pas encore aboutie.
NB Une version précédente de ce texte avait été transmis à la coordination des espaces comme contribution au processus.