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Trotsky 1931

Je viens de finir l’excellent livre de Johann Chapoutot intitulé « Les irresponsables ». Il a raison les analogies avec la période actuelle sont frappantes. Le cabinet « brüning » qui mène une politique d’austérité absurde avec l’aval du SPD. Une droite nationaliste qui intrigue pour avoir le poste de Chancelier en s’appuyant sur les nazis et en méprisant la gauche. Un magnat de la presse, Alfred Hugenberg, qui organise méthodiquement l’extrême droitisation du débat public, des dissolutions à répétition du fait d’une tripartition du champ politique…

Comme l’explique l’auteur dans l’épilogue : « En l’espèce, en dépit de similitudes étonnantes, Hugenberg n’est pas Bolloré et Papen n’est pas Macron, mais leurs positions dans les configurations politiques, économiques et sociales de la France de 2025 et de l’Allemagne de 1932 sont analogues. Pas d’égalité ou d’identité terme à terme (A n’est pas C), mais une identité de rapport (A/B = C/D). Autrement dit, dans la configuration B, le terme A est bien l’équivalent fonctionnel du terme C dans la configuration D. »

Je ne peux donc que conseiller la lecture de cet excellent livre. Mais Johann Chapoutot s’intéresse peu (c’est normal ce n’est pas l’objet de son livre) au KPD, le parti communiste allemand. La politique du KPD est, par contre, au cœur des analyses de Trotsky. Il est possible de retrouver l’ensemble de ces textes, dans la magnifique recension publiée par Syllepse, intitulée « Contre le fascisme »[1].

J’ai pensé intéressant de reproduire ici un des articles de Trotsky de 1931, publié dans le Bulletin de l’Opposition, n° 24, septembre 1931. Rappelons d’abord le contexte. Au cours de l’été 1931, sur la demande des Casques d’acier et avec le soutien du NSDAP (parti Nazi), un référendum est organisé en Prusse pour demander la destitution du gouvernement social-démocrate. A l’époque l’état fédéral de Prusse représente 1/3 de l’Allemagne. La Prusse est donc un État dans l’État avec notamment sa police. Or la Prusse est gouvernée par le SPD. Mais la tripartition du champ politique rend la Prusse ingouvernable. Le SPD, arrivé en tête aux élections fédérales de 1928[2] avec 29%, gouverne avec le Zentrum (14,5%), alors qu’il ne dispose pas de majorité absolue pour le faire. Les communistes – le KPD- (11,9%), la droite nationaliste (17,4%), et les nazis (1,8%) disposent d’une majorité de blocage. Pour dissoudre le parlement prussien, les nazis, qui ont atteint 18,2% aux élections législatives de 1930[3], décident d’un référendum, appuyé par le KPD. Le référendum a eu lieu le 9 août 1931 et recueille que 9,8 millions de voix, alors qu’il nécessitait 13,2 millions de voix pour réussir. Il échoue, mais l’idée fait son chemin, après les élections prussiennes du 24 avril 1932, le chancelier Franz von Papen décide de suspendre les institutions de l’État et met ma Prusse sous tutelle.


Le 25 août 1931, Trotsky écrit :

« Les erreurs du Parti communiste allemand dans la question du plébiscite appartiennent à la catégorie de ces erreurs qui deviennent de plus en plus évidentes et qui entreront définitivement dans les manuels de la stratégie révolutionnaire comme des exemples de ce qu’on ne doit pas faire. Dans l’attitude du comité central du Parti communiste allemand, tout est erroné : l’appréciation de la situation est fausse, le but immédiat est posé d’une manière fausse, les moyens choisis pour l’atteindre sont faux.

Chemin faisant, la direction du parti s’est ingéniée à renverser tous les « principes » qu’elle défendait durant ces dernières années.

Le 21 juillet, le comité central s’est adressé au gouvernement prussien avec des revendications démocratiques et sociales, menaçant, en cas de refus, de prendre la défense du référendum. En mettant en avant ces revendications, la bureaucratie stalinienne s’est adressée effectivement au sommet du Parti social-démocrate avec des propositions, sous certaines conditions, de front unique contre le fascisme. Après que la social-démocratie eut rejeté ces conditions, les staliniens firent le front unique avec les fascistes contre la social-démocratie. La politique de front unique se fait donc non seulement «par en bas», mais aussi «par en haut». Il est donc permis à Thälmann de s’adresser à Braun et à Severing par une «lettre ouverte» pour la défense commune de la démocratie et de la législation sociale contre les bandes d’Hitler. Ainsi, ces gens sans s’en apercevoir, démolissent toute leur métaphysique du front unique « rien que par en bas » à l’aide de l’expérience la plus inepte et la plus scandaleuse de front unique rien que par en haut, expérience inattendue pour les masses et contraire à la volonté des masses. 

Si la social-démocratie ne représente qu’une variété de fascisme, comment peut-on présenter aux sociaux-fascistes une demande officielle de défense commune de la démocratie ? En empruntant le chemin du référendum, la bureaucratie du parti n’a posé aucune condition aux nationaux-socialistes. Pourquoi ? Si les sociaux-démocrates et les nationaux-socialistes ne représentent que des nuances du fascisme, pourquoi peut-on poser des conditions à la social-démocratie et ne peut-on pas les poser aux nationaux-socialistes ?

C’est qu’il existe quelques différences importantes de qualité entre ces deux « variétés » [concernant leur base sociale et leurs méthodes pour tromper les masses]. Mais alors, n’appelez pas fascistes les uns et les autres, car les termes, en politique, servent à distinguer les choses et non à mettre tout dans le même sac.

Est-il cependant juste de dire que Thälmann a conclu un front unique avec Hitler ? La bureaucratie communiste a donné au référendum de Thälmann le nom de « rouge », par opposition au plébiscite noir ou brun d’Hitler. Il est évidemment hors de doute qu’il s’agit de deux partis ennemis irréductibles, et tous les mensonges de la social-démocratie n’arriveront pas à le faire oublier aux ouvriers.

Mais le fait est là : dans une campagne déterminée, la bureaucratie stalinienne entraîna les ouvriers révolutionnaires dans un front unique avec les nationaux-socialistes contre la social-démocratie. Si, du moins, on avait pu sur le bulletin de vote marquer le nom du parti auquel appartient le votant, le référendum aurait eu cette justification (politiquement tout à fait insuffisante dans le cas donné) de permettre de compter ses forces et du même coup, de se différencier des forces du fascisme. Mais la « démocratie » bourgeoise n’a pas eu soin, à Weimar, d’assurer le droit aux partisans du référendum, de marquer le nom de leur parti. Tous les votants sont mêlés indistinctement dans la masse qui donne à une question déterminée la même réponse. Dans les cadres de cette question, le front unique avec les fascistes est en fait incontestable.

 Ainsi, du jour au lendemain, tout fut renversé sens dessus dessous.

« FRONT UNIQUE », MAIS AVEC QUI ?

Quel était le but politique poursuivi par le tournant de la direction du Parti communiste ? Plus on lit les documents officiels et les discours des dirigeants, et moins on en comprend le sens. Le gouvernement de Prusse, nous dit-on, fraye le chemin au fascisme.

C’est tout à fait exact. Le gouvernement du Reich de Brüning, ajoutent les chefs du Parti communiste allemand, ne fait en réalité que fasciser la république et il a déjà accompli dans ce domaine un grand travail. Tout à fait juste, répondons-nous à cela. Or, sans Braun en Prusse, Brüning ne peut pas se maintenir dans le Reich !, nous disent les staliniens. Cela aussi est juste, répondons-nous.

Jusqu’à ce point, nous sommes entièrement d’accord. Mais quelles conclusions politiques faut-il en tirer ? Nous n’avons aucune raison de soutenir le gouvernement de Braun, de prendre une ombre de responsabilité pour lui devant les masses, ou d’affaiblir d’un iota notre lutte politique contre le gouvernement Brüning et son agence prussienne. Mais, nous avons d’autant moins de raisons d’aider les fascistes à remplacer le gouvernement Brüning-Braun. Car, si nous accusons à juste titre la social-démocratie d’avoir préparé le chemin au fascisme, notre tâche ne doit nullement consister à raccourcir ce chemin au fascisme.

La lettre du comité central du Parti communiste allemand du 27 juillet adressée à toutes les cellules révèle d’une façon particulièrement cruelle l’inconsistance de la direction parce qu’elle est le produit d’un examen collectif de la question. L’essentiel de cette lettre, la confusion et les contradictions mises à part, se réduit à cette idée qu’en somme, il n’y a aucune différence entre la social-démocratie et les fascistes, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune différence entre l’ennemi qui trompe les ouvriers et les trahit en exploitant leur longanimité, et l’ennemi qui veut tout simplement les égorger. Voyant toute l’ineptie d’une telle identification, les auteurs de la lettre-circulaire opèrent brusquement un tournant et présentent le référendum rouge comme « une application décisive de la politique du front unique par en bas (!) envers les ouvriers sociaux-démocrate, les ouvriers chrétiens et sans-parti ». Aucune tête prolétarienne ne pourra jamais comprendre pourquoi la participation au plébiscite aux côtés des fascistes contre les sociaux-démocrates et le Zentrum doit être considérée comme une politique de front unique envers les ouvriers sociaux-démocrates et chrétiens. Il s’agit, de toute évidence, de ces ouvriers sociaux-démocrates qui, en se détachant de leur parti, ont pris part au référendum. Combien sont-ils ?  Par politique de front unique, on doit, en tout cas, comprendre une action commune, non pas avec les ouvriers qui ont quitté la social-démocratie, mais avec ceux qui restent dans ses rangs. Malheureusement, ils sont encore très nombreux.

LA QUESTION DES RAPPORTS DE FORCES

 La seule phrase dans le discours de Thälmann du 24 juillet, qui semble être une justification sérieuse du tournant, est la suivante :

 « Par l’utilisation des moyens légaux d’une action parlementaire de masse, le plébiscite rouge représente un pas en avant dans le sens d’une mobilisation extraparlementaire des masses.»

 Si ces paroles ont un sens quelconque, cela veut dire : nous prenons comme point de départ de notre offensive révolutionnaire le vote parlementaire pour renverser par voie légale le gouvernement de la social-démocratie et des partis du juste milieu liés à elle, pour, ensuite, renverser par la pression révolutionnaire des masses le fascisme qui essaie de devenir l’héritier de la social-démocratie.

 En d’autres termes, le référendum prussien ne joue qu’un rôle de tremplin pour un saut révolutionnaire. Oui, en tant que tremplin, le plébiscite serait entièrement justifié. Le fait que les fascistes votent ou ne votent pas aux côtés des communistes aurait perdu toute signification à partir du moment où le prolétariat, par sa pression, renverserait les fascistes et prendrait entre ses mains le pouvoir. On peut utiliser comme tremplin n’importe quelle planche, y compris la planche du référendum. Il faut seulement avoir la possibilité de faire effectivement le saut, non pas en théorie mais réellement. Le problème se réduit donc au rapport des forces. Sortir dans la rue avec le mot d’ordre : « A bas le gouvernement Brüning-Braun!» quand, d’après le rapport des forces, ce gouvernement ne peut être remplacé que par un gouvernement Hitler-Hugenberg est de l’aventurisme pur. Le même mot d’ordre acquiert, cependant, un tout autre sens s’il devient une introduction à la lutte immédiate du prolétariat lui-même pour le pouvoir. Dans le premier cas, les communistes apparaîtraient aux yeux des masses comme des auxiliaires de la réaction ; dans le second, la question de savoir comment ont voté les fascistes avant d’être écrasés par le prolétariat perdrait toute signification politique.

 Nous considérons donc la question de la collusion des votes avec les fascistes non pas du point de vue d’un principe abstrait quelconque, mais du point de vue de la lutte des classes réelles pour le pouvoir et du rapport des forces au stade donné de la lutte.

CONSULTONS L’EXPÉRIENCE RUSSE

 On petit considérer comme certain qu’au moment de l’insurrection prolétarienne, la différence entre la bureaucratie sociale-démocrate et les fascistes sera réduite au minimum, sinon à zéro.

Pendant les journées d’Octobre, les mencheviks russes et les socialistes-révolutionnaires luttèrent contre le prolétariat la main dans la main avec les cadets (démocrates-constitutionnels), les korniloviens, les monarchistes. Les bolcheviks sont sortis en octobre du pré-parlement dans la rue pour appeler les masses à l’insurrection armée. Si un groupe quelconque de monarchistes avait quitté le pré-parlement en même temps que les bolcheviks, cela n’aurait eu aucune signification politique parce que les monarchistes ont été renversés en même temps que les démocrates.

 Cependant le parti est arrivé à la Révolution d’Octobre en passant par une série de degrés. Pendant la démonstration d’avril 1917, une partie des Bolchéviques lança le mot d’ordre « A bas le gouvernement provisoire ». Le comité central rappela aussitôt à l’ordre les ultra-gauches. Nous devons, bien entendu, propager la nécessite de renverser le gouvernement provisoire mais nous ne pouvons pas encore appeler les masses dans la rue sur ce mot d’ordre, parce que nous sommes encore en minorité dans la classe ouvrière. Si, dans ces conditions, nous réussissions à renverser le gouvernement provisoire, nous ne pourrions pas le remplacer et, par conséquent, nous aiderions la contre-révolution. Il faut expliquer patiemment aux masses le caractère antipopulaire de ce gouvernement avant que sonne l’heure de son renversement. Telle fut la position du parti.

 Dans la période suivante, le mot d’ordre du parti fut « A bas les ministres capitalistes ». C’était une pression sur les sociaux-démocrates pour rompre la coalition avec la bourgeoisie. En juillet, nous avons dirigé la démonstration des ouvriers et des soldats sous le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », ce qui signifiait à ce moment : tout le pouvoir aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, avec les gardes-blancs, nous ont écrasés.

 Deux mois après, Kornilov s’est insurgé contre le gouvernement provisoire. Dans la lutte contre Kornilov, les bolcheviks ont aussitôt occupé les premières positions. Lénine se trouvait à ce moment dans l’illégalité. Des milliers de bolcheviks se trouvaient dans les prisons. Les ouvriers, les soldats et les marins exigeaient la libération de leurs chefs et des bolcheviks en général. Le gouvernement provisoire refusa. Le comité central du Parti bolchevique ne devait-il pas s’adresser au gouvernement de Kerensky avec cet ultimatum : libérer immédiatement les bolcheviks et renoncer à les accuser ignoblement d’être au service des Hohenzollern – et, en cas de refus de la part de Kerensky, refuser de combattre Kornilov? Ainsi agirait certainement le comité central de Thälmann-Remmele-Neumann.

 Mais ce n’est pas ainsi qu’a agi le comité central des bolcheviks.

 Lénine écrivit alors :

 « Il serait profondément erroné de croire que le prolétariat révolutionnaire est capable, pour ainsi dire, par « vengeance » contre les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui ont appuyé les persécutions contre les bolcheviks, les exécutions sur le front et le désarmement des ouvriers, de « refuser » de les appuyer dans la lutte contre la contre-révolution. Une telle façon de poser la question serait, premièrement, une tentative de vouloir attribuer au prolétariat les notions petites-bourgeoises de morale (puisque pour l’utilité de la cause, le prolétariat soutiendra toujours non seulement la petite bourgeoisie oscillante, mais même la grande bourgeoisie); ce serait, deuxièmement – et c’est l’essentiel – une tentative petite-bourgeoise de voiler, à l’aide de la « morale » le fond de la chose. »

Si nous ne nous étions pas opposés en août à Kornilov et lui avions ainsi facilité la victoire, il aurait, avant tout, exterminé l’élite de la classe ouvrière et, par conséquent, il nous aurait empêchés d’emporter la victoire deux mois après sur les conciliateurs et de les châtier – non pas verbalement, mais réellement – pour leurs forfaits historiques.

C’est précisément de la « morale petite-bourgeoise » que font les Thälmann et Cie, quand, pour justifier leur propre tournant, ils commencent par énumérer les ignominies innombrables des chefs sociaux-démocrates !

TOUS FEUX ÉTEINTS

Les analogies historiques ne sont que des analogies. Il ne peut pas y être question d’identité de conditions et de tâches. Mais, dans le langage conventionnel des analogies, nous pouvons demander : est-ce que, au moment du référendum, en Allemagne, se posait la question de la défense contre le danger Kornilov, ou était-on vraiment à la veille du renversement de tout le régime de la bourgeoisie par le prolétariat ? Cette question ne se résout ni par des principes abstraits ni par des formules polémiques, mais par le rapport des forces. Combien minutieusement et consciencieusement les bolcheviks avaient étudié, calculé et mesuré les rapports de forces à chaque étape donnée de la révolution ! La direction du Parti communiste allemand a-t-elle essaye, en s’engageant dans la lutte, d’établir un bilan préliminaire des forces en lutte ? Nous ne trouvons ce bilan ni dans les articles, ni dans les discours. À l’instar de leur maître Staline, ses disciples berlinois conduisent la politique tous feux éteints.

Thälmann a réduit ses considérations sur la question décisive des rapports de forces à deux ou trois phrases générales.

 « Nous ne vivons plus en 1923 – disait-il dans son rapport. Le Parti communiste est maintenant un parti qui entraîne des millions d’hommes, qui croît prodigieusement.»

 Et c’est tout ! Thälmann n’a pas pu démontrer plus clairement combien la compréhension de la différence entre la situation de 1923 et celle de 1931 lui était étrangère ! À ce moment-là, la social-démocratie se décomposait par morceaux. Les ouvriers qui n’avaient pas encore pu quitter les rangs de la social-démocratie, tournaient les yeux avec espoir du côté du Parti communiste. À ce moment-là le fascisme représentait beaucoup plus un épouvantail dans le potager de la bourgeoisie qu’une réalité politique sérieuse. L’influence du Parti communiste sur les syndicats et sur les comités d’usines était en 1923 incomparablement plus importante que maintenant. Les comités d’usines remplissaient alors effectivement les fonctions des soviets. La bureaucratie sociale-démocrate perdait chaque jour du terrain dans les syndicats.

 Le fait que la situation de 1923 n’a pas été utilisée par la direction opportuniste de l’Internationale communiste et du Parti communiste allemand est toujours vivant dans la conscience des classes et des partis et dans les rapports entre eux. Le Parti communiste, dit Thälmann, est un parti qui entraîne plusieurs millions d’hommes. Cela nous réjouit ; nous en sommes fiers. Mais nous n’oublions pas que la social-démocratie reste encore, elle aussi, un parti qui influence plusieurs millions d’hommes. Nous n’oublions pas que, grâce à la chaîne des erreurs effroyables des épigones, au cours des années 1923-1931, la social-démocratie d’aujourd’hui fait montre d’une plus grande résistance que la social-démocratie de 1923. Nous n’oublions pas que le fascisme d’aujourd’hui, qui s’est nourri et a grandi grâce aux trahisons de la social-démocratie et aux erreurs de la bureaucratie stalinienne, représente une entrave énorme sur la voie de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Le Parti communiste est un parti qui influence des millions d’hommes.

 Mais, grâce à la stratégie antérieure de la « troisième période », de la période de la bêtise bureaucratique concentrée, le Parti communiste est aujourd’hui encore très faible dans les syndicats et dans les conseils d’usines. On ne peut pas mener la lutte pour le pouvoir en ne s’appuyant que sur les voix du référendum. Il faut avoir un appui dans les usines et dans les ateliers, dans les syndicats et dans les conseils d’usines. Thälmann oublie tout cela en remplaçant l’analyse de la situation par de fortes expressions.

 Il n’y a que des hommes d’une autre planète qui puissent affirmer qu’en juillet-août 1931, le Parti communiste allemand était assez puissant pour pouvoir entrer dans une lutte ouverte avec la société bourgeoise représentée par ses deux ailes, la social-démocratie et le fascisme. La bureaucratie du parti elle-même n’y croit pas. Si elle recourt à cette affirmation, c’est parce que le plébiscite a échoué et que, par conséquent, elle n’a pas eu à être soumise à un examen ultérieur. C’est dans cette irresponsabilité, dans cet aveuglement, dans cette recherche insensée des effets, que trouve toute son expression la moitié aventuriste de l’âme du centrisme stalinien !

« RÉVOLUTION POPULAIRE » AU LIEU DE RÉVOLUTION PROLETARIENNE

 Le zigzag, à première vue « inattendu », du 21 juillet n’est nullement tombé comme un coup de foudre dans un ciel clair, mais il fut préparé par tout le cours de la dernière période. Que le Parti communiste allemand soit conduit par la volonté sincère et ardente de vaincre le fascisme, de lui arracher les masses, de renverser le fascisme et de l’écraser – il ne peut y avoir, bien entendu, aucun doute à cela. Mais le malheur est que la bureaucratie stalinienne tend de plus en plus à agir contre le fascisme en utilisant les armes de ce dernier : elle lui emprunte des couleurs sur sa palette politique et s’efforce de le dépasser à la criée aux enchères du patriotisme.

 Ce ne sont pas des méthodes et des principes d’une politique de classe, mais des procédés de concurrence petite bourgeoise. Il est difficile de se figurer une politique de capitulation plus honteuse que celle de la bureaucratie stalinienne qui a remplacé le mot d’ordre de la révolution prolétarienne par le mot d’ordre de la révolution populaire. Aucune ruse, aucun jeu de citations, aucune falsification historique ne changeront le fait que le marxisme a été trahi dans ses principes pour atteindre une meilleure contrefaçon du charlatanisme fasciste. Je suis obligé de répéter ce que j’ai écrit à ce sujet, il y a quelques mois :

 « Bien entendu, chaque grande révolution est une révolution populaire ou révolution nationale, en ce sens qu’elle rassemble autour de la classe révolutionnaire toutes les forces vives et créatrices de la nation et qu’elle reconstruit la nation autour d’un nouveau pivot. Mais cela n’est pas un mot d’ordre, c’est une description sociologique de la révolution qui demande des explications précises et concrètes. En tant que mot d’ordre, c’est une fanfaronnade et du charlatanisme, une concurrence de bazar aux fascistes, faite au prix d’une confusion qu’on sème dans la tête des ouvriers.

 Le fasciste Strasser dit : 95% du peuple sont intéressés à la révolution, par conséquent, c’est une révolution populaire et non de classe. Thälmann l’accompagne dans cette chanson. Mais en réalité l’ouvrier communiste devrait dire à l’ouvrier fasciste : évidemment 95%, sinon 98%, du peuple sont exploités par le capital financier. Mais cette exploitation est organisée de façon hiérarchique : Il y a des exploiteurs. Il y a des sous-exploiteurs, etc. C’est seulement grâce à cette hiérarchie que les super-exploiteurs dominent la majorité de la nation. Pour que la nation puisse effectivement se reconstruire autour d’un nouveau pivot de classe, elle doit se reconstruire idéologiquement, et ceci n’est réalisable que dans le cas où le prolétariat, sans se dissoudre dans le « peuple », dans la « nation », mais au contraire en développant « son » programme de la révolution « prolétarienne » obligera la petite bourgeoisie à choisir entre deux régimes.

Dans les conditions actuelles de l’Allemagne, le mot d’ordre de la révolution « populaire » efface les frontières idéologiques entre le marxisme et le fascisme, il concilie une partie des ouvriers et de la petite bourgeoisie avec l’idéologie du fascisme en leur permettant de croire qu’il n’y a pas nécessité de faire le choix puisque, ici et là, il s’agit de la révolution populaire [Trotsky, 1975 : 354].

« RÉVOLUTION POPULAIRE » COMME MOYEN DE « LIBÉRATION NATIONALE »

 Les idées ont leur logique. La révolution populaire est mise en avant comme un moyen auxiliaire pour la « libération nationale ». Une telle façon de poser la question a ouvert l’accès du parti aux tendances chauvines. Il n’y a, bien entendu, rien de mauvais dans le fait que les patriotes désespérés du camp du chauvinisme petit-bourgeois se rapprochent du parti du prolétariat : différents éléments rejoignent le communisme par différents chemins et sentiers.

Il y a incontestablement des éléments sincères et honnêtes – à côté des arrivistes et des aventuriers manqués – dans les rangs des officiers gardes-blancs et Cent-Noirs qui, pendant les derniers mois, ont, semble-t-il, commencé à se tourner vers le communisme.

 Le parti peut, bien entendu, utiliser aussi de telles métamorphoses individuelles comme moyen auxiliaire de décomposition du camp fasciste. Le crime de la bureaucratie stalinienne – oui, un véritable crime – consiste cependant dans le fait qu’elle se solidarise avec ces éléments, qu’elle identifie leurs voix à celle du parti, qu’elle se refuse à dénoncer leurs tendances nationalistes et militaristes en faisant de la brochure profondément petite-bourgeoise, réactionnaire-utopique et chauvine de Scheringer un nouvel évangile du prolétariat révolutionnaire. C’est de cette concurrence vulgaire avec le fascisme qu’est née la décision, a première vue inattendue, du 21 juillet : vous avez une révolution populaire, nous aussi nous en avons une ; chez vous la libération nationale est un critère suprême – chez nous, c’est la même chose ; vous proclamez la guerre au capitalisme occidental, nous promettons la même chose ; vous avez un plébiscite, nous aussi nous en ferons un et, mieux que ça, un plébiscite tout « rouge ».

(…) Le compte rendu de la réunion des militants du parti ou Thälmann a inauguré le tournant vers le plébiscite, est publié dans la Rote Fahne sous le titre prétentieux « Sous le drapeau du marxisme ». Cependant, Thälmann met au premier plan de sa conclusions l’idée que « l’Allemagne est aujourd’hui un jouet entre les mains de l’Entente ». Il s’agit donc avant tout, de « libération nationale ».

 Or, dans un certain sens, la France, l’Italie et même l’Angleterre sont, elles aussi, des « jouets » entre les mains des Etats-Unis. La dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique, qui a reparu à nouveau au moment de la proposition Hoover (demain cette dépendance se révélera d’une façon encore plus aiguë et plus brutale), a une importance beaucoup plus profonde pour le développement de la révolution européenne que la dépendance de l’Allemagne vis-à-vis de l’Entente. Voilà pourquoi – disons-le en passant – le mot d’ordre des États unis soviétiques d’Europe, et pas seulement le mot d’ordre isolé « À bas le traité de Versailles », est une réponse prolétarienne aux convulsions du continent européen.

 Mais ces questions sont, néanmoins, des questions de second plan.

Notre politique n’est pas déterminée par le fait que l’Allemagne est un « jouet » entre les mains de l’Entente, mais avant tout par le fait que le prolétariat allemand divisé, affaibli et humilié, est un jouet entre les mains de la bourgeoisie allemande. « L’ennemi le plus dangereux est dans notre pays !», enseignait jadis Karl Liebknecht L’avez-vous oublié, chers amis ? Ou peut-être cet enseignement ne vaut-il plus rien ? Pour Thälmann, il a manifestement vieilli. Liebknecht est remplacé par Scheringer. Voilà pourquoi le titre « Sous le drapeau du marxisme » est une ironie amère. […]

COMMENT DEVRAIENT RÉFLÉCHIR LES MARXISTES

 Le référendum rouge n’est pas tombé du ciel ; il est né de la dégénérescence idéologique du parti qui est très avancée. Mais il ne cesse pas pour cela d’être la plus honteuse aventure qu’on n’ait jamais vue. Le référendum n’est nullement devenu un point de départ pour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Il est resté entièrement dans les cadres d’une manœuvre parlementaire auxiliaire. Le parti s’est ingénié à s’infliger, à l’aide du référendum, une défaite combinée. En renforçant la social-démocratie et, par conséquent, le gouvernement Brüning, en couvrant la défaite des fascistes, en repoussant les ouvriers sociaux-démocrates et une partie considérable de ses propres électeurs, le parti est devenu, au lendemain du référendum, considérablement plus faible qu’il ne l’était la veille. On ne pouvait pas rendre un meilleur service au capitalisme allemand et mondial.

 La société capitaliste s’est trouvée, surtout en Allemagne pendant ces quinze dernières années, plusieurs fois à la veille de son écroulement, mais elle s’est sauvée chaque fois de la catastrophe.

 Les seules prémisses économiques et sociales sont insuffisantes pour la révolution. Il faut encore des prémisses politiques, c’est-à-dire un rapport de forces tel que, s’il n’assure pas la victoire par avance – de telles situations n’existent pas dans l’histoire – il la rende possible et probable. Le calcul stratégique, l’audace, l’esprit de décision font ensuite du possible une réalité. Mais aucune stratégie ne peut transformer l’impossible en une possibilité. Au lieu de faire des phrases générales sur l’aggravation de la crise et sur le « changement de la situation », le comité central devrait indiquer précisément quel est actuellement le rapport des forces dans le prolétariat allemand, dans les syndicats, dans les comités d’usines, quelles sont les liaisons du parti avec les ouvriers agricoles, etc. Ces données permettraient une vérification précise et ne laisseraient rien dans l’ombre. Si Thälmann avait le courage d’énumérer et de peser tous les éléments de la situation politique, il devrait arriver à cette conclusion : malgré la crise monstrueuse du système capitaliste et malgré la croissance importante du communisme ces derniers temps, le parti est encore trop faible pour vouloir forcer le dénouement révolutionnaire.  C’est au contraire les fascistes qui tendent vers ce but. Tous les partis bourgeois, ainsi que la social-démocratie, sont prêts à l’y aider. Parce qu’ils craignent tous beaucoup plus les communistes que les fascistes. A l’aide du plébiscite prussien, les nationaux-socialistes voulaient provoquer l’écroulement de l’équilibre étatique archi-instable, pour forcer les couches hésitantes de la bourgeoisie à les appuyer dans leur œuvre de destruction sanglante du prolétariat. Aider en cela les fascistes, serait de notre part une ineptie monstrueuse. Voilà pourquoi nous sommes contre le plébiscite fasciste. Ainsi Thälmann devrait-il conclure son rapport s’i avait conservé un reste de conscience marxiste.

Après cela on devrait ouvrir une discussion, la plus large et la plus ouverte possible, car messieurs les chefs, même aussi infaillibles que Heinz Neumann et Remmele, doivent écouter attentivement, à tous les tournants, la voix des masses. Il faut écouter non seulement les paroles officielles que dit parfois le communiste, mais encore les pensées beaucoup plus profondes qui se cachent derrière ces paroles. Il faut non pas commander les ouvriers, mais savoir s’instruire auprès d’eux.

 Si on avait ouvert la discussion, l’un des participants aurait tenu à peu près ce langage : Thälmann a raison quand il démontre que malgré les changements incontestables de la situation, nous ne devons pas, étant donné le rapport des forces, essayer de forcer le dénouement révolutionnaire. Mais c’est précisément pour cela que nos ennemis extrêmes les plus décides poussent, comme on le voit, vers le dénouement révolutionnaire. Pourrons-nous dans ce cas gagner le temps nécessaire pour réaliser un changement préalable dans le rapport des forces, c’est-à-dire arracher le gros de la masse prolétarienne à l’influence de la social-démocratie et obliger ainsi les masses de la petite bourgeoisie à tourner la face vers le prolétariat et le dos au fascisme ?

C’est bien, si cela réussit. Mais, que se passera-t-il si les fascistes aboutissent quand même, contre notre volonté, au dénouement brève échéance ?  

Alors la révolution prolétarienne subira-t-elle de à nouveau une lourde défaite ?

À cela, Thälmann, s’il était marxiste, répondrait à peu près comme suit: Il est évident que le choix du moment pour la lutte décisive dépend non seulement de nous, mais aussi de nos ennemis. Nous sommes tous d’accord que la tâche de notre stratégie actuellement doit consister à compliquer et non pas à faciliter à nos ennemis le dénouement. Si nos ennemis nous imposent la lutte quand même, nous l’accepterons, bien entendu, car il n’y a pas et il ne peut y avoir de défaite plus lourde, plus funeste, plus humiliante et plus démoralisante, que l’abandon sans combat de grandes positions historiques. Si ce sont les fascistes qui prennent l’initiative du dénouement – et cela au vu des masses populaires – ils pousseront, dans les conditions actuelles, de larges couches de travailleurs vers nous.

 Nous aurons dans ce cas, d’autant plus de chances de remporter la victoire que nous démontrerons aujourd’hui clairement aux milliers d’ouvriers que nous ne voulons nullement renverser le régime sans eux et contre eux. C’est pourquoi, nous devons dire ouvertement aux ouvriers sociaux-démocrates, chrétiens et sans-parti : les fascistes qui sont une petite minorité veulent renverser le gouvernement actuel pour s’emparer du pouvoir ; nous communistes, nous considérons le gouvernement actuel comme un ennemi du prolétariat ; mais ce gouvernement s’appuie sur votre confiance et sur vos voix ; nous voulons renverser ce gouvernement par une alliance avec vous et non par une alliance avec les fascistes contre vous. Si les fascistes essaient de fomenter une insurrection, nous, communistes, allons lutter contre eux, jusqu’à la dernière goutte de sang – non pas pour défendre le gouvernement Braun-Brüning, mais pour préserver de l’étranglement et de la destruction l’élite du prolétariat, les organisations ouvrières, la presse ouvrière, non seulement les nôtres, les organisations communistes, mais aussi les vôtres, sociaux-démocrates. Nous sommes prêts à défendre avec vous n’importe quelle maison ouvrière, n’importe quelle imprimerie d’un journal ouvrier, contre les attaques des fascistes. Et nous vous demandons de vous engager à nous venir en aide au cas où nos organisations seraient menacées. Nous vous proposons le front unique de la classe ouvrière contre les fascistes. Plus résolument et plus fermement nous appliquerons cette politique dans toutes les questions, et plus il sera difficile aux fascistes de nous prendre au dépourvu, et moins ils auront de chances de nous écraser dans une lutte ouverte.

Ainsi répondrait notre Thälmann imaginaire.

Mais alors, un orateur profondément inspiré par les hautes idées de Heinz Neumann, prend la parole. – Une telle politique, dira-t-il, ne donnera rien, quoi qu’on fasse. Les chefs sociaux-démocrates diront aux ouvriers : ne croyez pas les communistes, ils ne sont nullement soucieux de défendre les organisations ouvrières, mais ils veulent tout simplement s’emparer du pouvoir, ils nous considèrent comme des sociaux-fascistes et ne font aucune distinction entre nous et les nationalistes. Voilà pourquoi la politique que propose Thälmann ne fera que nous ridiculiser aux yeux des ouvriers sociaux-démocrates.

À cela Thälmann aurait dû répondre ainsi : Traiter les sociaux-démocrates de fascistes, c’est évidemment une stupidité qui, à chaque moment critique, nous embrouille nous-mêmes et nous empêche de trouver la voie vers les ouvriers sociaux-démocrates.

Renoncer à cette stupidité, c’est la meilleure des choses que nous puissions faire. Quant à l’accusation que, sous le camouflage de la défense de la classe ouvrière et de ses organisations, nous ne cherchons qu’à nous emparer du pouvoir, nous dirons à ce sujet aux ouvriers sociaux-démocrates : Oui, nous voulons conquérir le pouvoir, mais pour cela il est indispensable que nous ayons la majorité de la classe ouvrière. La tentative de nous emparer du pouvoir en nous appuyant sur une minorité, serait de l’aventurisme honteux avec lequel nous n’avons rien de commun. Nous ne pouvons pas obliger la majorité des ouvriers à nous suivre, nous ne pouvons que les persuader. Si les fascistes écrasent la classe ouvrière, il ne pourrait plus être question de la conquête du pouvoir par les communistes. Préserver la classe ouvrière et ses organisations contre les fascistes, signifie pour nous s’assurer une possibilité de convaincre la classe ouvrière et de l’amener vers nous. C’est pourquoi, nous ne pouvons arriver au pouvoir autrement qu’en défendant, les armes à la main s’il le faut, tous les éléments de la démocratie ouvrière dans l’État capitaliste.

 À cela, Thälmann pourrait encore ajouter : Pour conquérir la confiance solide et inébranlable de la majorité des ouvriers, nous devons nous garder surtout de leur jeter de la poudre aux yeux, d’exagérer nos forces, de fermer les yeux sur les faits ou, pis encore, de les déformer. Il faut dire ce qui est. Nous n’arriverons pas à tromper nos ennemis : ils possèdent mille moyens de vérification.

 Mais en trompant les ouvriers, nous nous trompons nous-mêmes.

En faisant semblant d’être plus forts, nous ne faisons que nous affaiblir. Il n’y a là, cher camarade, aucun « manque de confiance », aucun « pessimisme ». Pouvons-nous être pessimistes, nous qui avons devant nous des possibilités gigantesques ? Nous avons un avenir immense. Le sort de l’Allemagne, le sort de l’Europe, le sort de tout l’univers dépend de nous. Or, c’est précisément celui qui croit fermement dans l’avenir révolutionnaire qui n’a besoin d’aucune illusion. Le réalisme marxiste est la prémisse de l’optimisme révolutionnaire.

Ainsi aurait répondu Thälmann s’il était marxiste. Malheureusement, il ne l’est pas.

POURQUOI LE PARTI S’EST-IL TU ?

 Mais comment le parti a-t-il pu se taire ? Le rapport de Thälmann qui signifiait un tournant à 180 degrés dans la question du référendum a été adopté sans discussion. Telle a été la proposition venue d’en haut : et ce qui est proposé, est ordonné. Tous les comptes rendus de la Rote Fahne témoignent que, dans toutes les réunions du parti, le référendum a été adopté « unanimement ». Cette unanimité est présentée comme un signe de la force particulière du parti. Où et quand y eut-il dans l’histoire du mouvement révolutionnaire un pareil « monolithisme » muet ? Les Thälmann et les Remmele jurent par le bolchevisme. Mais toute l’histoire du bolchevisme est l’histoire de luttes intérieures intenses, dans lesquelles le parti acquérait ses opinions et forgeait ses méthodes. Les chroniques de l’année 1917, la plus importante dans l’histoire du parti, sont pleines de luttes intérieures intenses, comme l’est également la période des cinqs premières années qui ont suivi la prise du pouvoir : et cela, sans scission, sans une seule exclusion importante pour des motifs politiques. Et cependant à la tête du Parti bolchevique se trouvaient des chefs d’une autre taille, d’une autre trempe et d’une autre autorité que Thalmann, Remmele et Neumann. D’où vient donc ce « monolithisme » effrayant d’aujourd’hui, cette unanimité funeste qui transforme chaque tournant des chefs malencontreux en une « Aucune discussion ! » Parce que, comme l’explique la Rote Fahne, « dans une telle situation il faut des actes et non des discours », Hypocrisie répugnante ! Le parti doit commettre des « actes » en renonçant à les examiner auparavant. Et de quel « act e» s’agit-il dans le cas donné ? Il s’agit de poser une petite croix dans une case d’un papier officiel, et l’addition de ces petites croix prolétariennes ne peut être faite, de sorte qu’il est même impossible de savoir si c’est une croix prolétarienne ou une croix gammée. Accepte sans hésitations, sans réflexions, sans objections, même sans inquiétude dans le regard, le nouveau saut-de-mouton des chefs désignés par la Providence, sinon tu es un renégat et un contre-révolutionnaire.

 Voilà l’ultimatum que la bureaucratie stalinienne internationale applique comme un revolver sur la tempe de chaque ouvrier avancé. En apparence, il semble que la masse tolère ce régime et que tout marche à merveille. Mais non ! La masse n’est pas du tour de la terre glaise qu’on peut modeler comme on veut. Elle réagit à sa manière, lentement mais d’autant plus solidement, contre les erreurs et les stupidités de la direction. Elle s’opposait à sa manière à la « troisième période » en boycottant les journées rouges innombrables. Elle abandonne les syndicats unitaires en France lorsqu’elle ne peut pas s’opposer par la voie normale aux expérimentations de Lozovsky »-Monmousseau. N’ayant pas accepté l’« idée » du référendum rouge, des centaines de milliers et des millions d’ouvriers ont évité d’y participer. C’est bien cela la rançon des crimes de la bureaucratie centriste qui imite d’une façon indigne l’ennemi de classe mais qui, par contre, tient solidement à la gorge son propre parti. Staline a-t-il vraiment sanctionné par avance le nouveau zigzag?

 Personne ne le sait, comme personne ne sait également les opinions de Staline sur la révolution espagnole. Staline se tait. Quand les chefs plus modestes, à commencer par Lénine, voulaient influencer la politique d’un parti frère, ils prononçaient des discours ou écrivaient des articles. C’étaient parce qu’ils avaient, eux, quelque chose à dire. Staline, lui, n’a rien à dire. Il ruse avec le processus historique de la même manière qu’il ruse avec les hommes. Il ne pense pas à aider le prolétariat allemand ou espagnol, à faire un pas en avant, mais il cherche à s’assurer pour lui-même un repli politique.

 L’attitude de Staline dans les événements allemands de 1923 est un échantillon incomparable de sa duplicité dans les questions fondamentales de la révolution mondiale. Rappelons ce qu’il écrivit à Zinoviev et à Boukharine en août de la même année :

« Est-ce que les communistes doivent s’acheminer (dans le stade actuel) vers la prise du pouvoir sans la social-démocratie, sont-ils déjà mûrs pour cela ? Voilà, à mon avis, la question. Quand nous avons pris le pouvoir, nous avions en Russie des réserves telles que: a) la paix; b) la terre aux paysans ; c) l’appui de la majorité énorme de la classe ouvrière ; d) la sympathie de la paysannerie. Les communistes allemands n’ont, aujourd’hui, rien de tout cela. Bien entendu, ils ont dans leur voisinage le pays des Soviets, ce que nous n’avions pas, mais que pouvons-nous leur donner en ce moment ? »

 Si, aujourd’hui, le pouvoir en Allemagne s’écroule pour ainsi dire de lui-même, et si les communistes s’en saisissent, ils échoueront avec fracas. Cela « dans le meilleur des cas ». Et dans le pire des cas, ils seront réduits en miettes et rejetés en arrière. À mon avis, il faut retenir les Allemands et non pas les encourager.

Staline s’est-il cependant expliqué avec l’Internationale communiste au sujet de sa propre position en 1923 ? Non, il n’y a là aucune nécessité : il suffit d’interdire aux sections de l’Internationale communiste de soulever cette question. Staline essaiera, sans doute, de faire la même mise en scène dans la question du référendum. Thälmann, même s’il l’osait, ne pourrait pas le confondre.  Staline a poussé le comité central allemand par l’intermédiaire de ses agents et lui-même s’est retiré prudemment en arrière. En cas de succès de la nouvelle politique, tous les Manouilsky' » et tous les Remmele auraient déclaré que l’initiative en appartient à Staline. Et en cas d’échec, Staline a gardé toute la possibilité de trouver le coupable. C’est bien en cela que consiste la quintessence de sa stratégie. Dans ce domaine il est fort. […]

[1] https://www.syllepse.net/contre-le-fascisme-_r_66_i_633.html

[2] https://en.wikipedia.org/wiki/1928_Prussian_state_election

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Élections_législatives_allemandes_de_1930

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